Le sac du palais d'ete
d’ouvrir, les bouffées de cet hier enfoui au plus profond de lui-même remontèrent brusquement à sa mémoire. Les sons revenaient. Les odeurs se manifestaient. Les formes renaissaient. Tout un monde de sensations se reconstituait, troublant et familier. Si familier, même, qu’il lui semblait ne l’avoir jamais quitté. Le visage de Jasmin Éthéré lui apparut. Puis ce fut au tour de son corps, toujours aussi éblouissant et désirable, de surgir du néant. Il tendit les mains vers elle mais elle n’était pas palpable. Et malgré cela, les moments du Heqi avec Jasmin Éthéré lui revenaient, avec ses fulgurantes et folles montées de plaisir qui finissaient presque par en devenir douloureuses… au point qu’à côté d’elles, le Heqi de l’union avec le Christ tel que Luang Fudong le lui avait vanté paraissait singulièrement fade… À cet instant, où était-elle ? Retrouverait-il un jour sa belle contorsionniste ?
C’est alors qu’il prit conscience qu’il n’en avait jamais fait le deuil. Soldat du Christ il avait beau être devenu, amoureux de Jasmin Éthéré il restait…
— Pasteur Tang ? Pasteur Tang ?
La question répétée de MacTaylor, qui lui secouait le bras, le fit sortir de sa rêverie.
— Plaît-il, révérend MacTaylor ?
— Vous n’avez pas répondu à ma question…
Comme il ne l’avait pas entendue, il lui demanda de la répéter.
— Quand pensez-vous rejoindre Canton ? Le révérend Roberts a besoin de vous le plus vite possible…
Face à cet abominable personnage qui incarnait tout ce qu’abhorrait son cousin Sérénité Accomplie lorsqu’il accusait les nez longs d’écraser les Chinois de leur morgue, le prince Tang retrouva d’un seul coup sa superbe.
— Je ne partirai pas pour Canton, révérend MacTaylor !
L’Écossais, estomaqué, se redressa de toute sa hauteur, sous le regard effaré du jeune Karlgren.
— Un pasteur baptiste obéit corps et âme à son Église !
— Mon choix est fait ! Et il est irréversible, monsieur MacTaylor !
— Vous n’avez donc pas peur de mourir en enfer ?
— Je ne quitte pas le Christ, monsieur MacTaylor. Je compte même le servir encore plus… mais d’une autre façon, ajouta Tang en fermant les yeux.
A cet instant, le fils de Prospérité Singulière était déjà loin, rêvant au Céleste Royaume de Hong Xiuquan, celui de Ses frères de sang, ces hommes et ces femmes qui luttaient pour leur dignité et pour la sauvegarde de leur nation, ces valeureux combattants qu’il n’aurait jamais dû abandonner.
55
Shantou, 8 au 10 juin 1853
Cela faisait plusieurs jours que La Pierre de Lune souffrait d’un terrible mal au crâne et qu’il se sentait brûler de l’intérieur. La nuit, les suées glaciales alternaient avec les bouffées de chaleur. Au réveil, une chape de douleur étreignait ses membres ankylosés lorsqu’il les déployait. Dans la journée, ses muscles tétanisés étaient incapables d’obéir à sa volonté et il devait faire d’immenses efforts pour ne pas hurler, tellement sa colonne vertébrale le faisait souffrir.
— Si vous avez mal au dos, il vous faut prendre ceci !
La Pierre de Lune, qui était penché sur un énorme tas de filets dont il réparait les mailles avec une longue aiguille, releva la tête. Une jeune fille souriante, aux traits fins et réguliers, lui tendait une pilule grisâtre.
— C’est un mélange de plantes et de cendre tamisée préconisé en cas de rhumatismes. Prenez-le, je vous assure… et vos douleurs disparaîtront rapidement.
L’inconnue, qui avait les pieds bandés, était richement habillée d’une robe de soie rose brodée d’animaux bénéfiques vert pomme et or. Était-ce la fièvre ou bien son état de fatigue extrême, le fils caché de Daoguang qui, jusque-là, s’était laissé rouler par la monotone catastrophe des vagues qu’on pouvait voir s’écraser au loin, contre l’extrémité de la jetée du port, commença par y voir une créature céleste avant de se raviser lorsqu’il aperçut les bottines de satin noir totalement crottées de la jeune fille. Une créature divine se fût arrangée pour ne pas avoir les pieds couverts de boue !
Mais que diable venait faire en ces lieux une jeune personne aussi élégante ?
Il faut dire que le petit port de pêche de Shantou où La Pierre de Lune avait trouvé refuge était si lugubre que seuls les gens de mer habitués
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