Le sac du palais d'ete
d’ordinaire, les petits mendiants se déplaçaient lentement, l’œil aux aguets, à la recherche du moindre détritus comestible, dans la rue des Remèdes, sous l’œil indifférent des charlatans qui commençaient à disposer sur leurs étals les plantes et les poudres médicinales, une fillette en haillons, d’une maigreur cadavérique, allait à toute allure. Elle avait le teint hâve, malgré la crasse qui recouvrait sa frimousse aux yeux tristes de petite chose abandonnée de tous. Arrivée à un croisement, la fillette tourna à droite, puis deux fois à gauche et frappa à la porte du presbytère de l’église de la Dévotion.
Comme de nombreux démunis, elle connaissait parfaitement le chemin qui menait au temple baptiste pour l’avoir parcouru maintes et maintes fois.
— Le pasteur Tang est-il là ? demanda la fillette à un jeune homme blond dont le corps musclé d’athlète semblait déborder du costume élimé de clergyman dont il était vêtu.
— Que lui veux-tu ?
— Un peu d’argent pour acheter du riz…
— Où habites-tu ?
— Dans la rue.
— Tu n’as plus tes parents ?
— Je ne sais pas où ils sont. Ils manquaient d’argent, ils m’ont demandé de quitter la maison.
— Depuis combien de temps ?
— Je ne sais plus ! murmura, sur le point de tomber d’inanition, la petite mendiante qui n’avait rien avalé depuis trois jours.
Tang apparut. Il était méconnaissable, dans une veste et un pantalon noirs de coupe européenne. Depuis qu’il était devenu pasteur baptiste, le fils de Prospérité Singulière n’était plus le même homme. A présent, avec ses cheveux lisses, brillants à souhait, séparés par une impeccable raie, et ses lunettes rondes aux fines montures, on l’eût volontiers pris pour le fils d’un de ces compradores de Shanghai ou de Canton fabuleusement enrichis par l’opium et qui s’échinaient à occidentaliser leur progéniture.
— Edward, donne un ticket de cantine à cette petite !
Le pasteur Edward Karlgren s’exécuta. Né à Copenhague vingt-huit ans plus tôt, il avait été envoyé à Kunming par l’Église baptiste du Septième Jour après la mort du pasteur Luang Fudong que Tang avait remplacé. La confiance, même entre gens de foi, ayant ses limites, les Églises étrangères implantées en Chine doublaient systématiquement les missionnaires autochtones par des Occidentaux.
Dans une maison basse située juste derrière le temple, Luang Fudong avait fait aménager une cantine où, du matin au soir, on servait aux indigents du riz aux légumes et de la soupe aux ailerons de poulet. Vu le succès de cette opération charitable qui provoquait d’immenses queues, Tang avait été obligé de mettre en place un système de coupons d’accès que les pauvres venaient chercher au temple trois fois par semaine. C’était également pour lui une occasion de lier connaissance avec ces miséreux et de tenter de les convertir au Christ en leur parlant de celui-ci en termes simples.
Karlgren alla chercher un ticket, le tendit à la fillette et l’emmena manger.
C’est alors qu’on frappa à nouveau. Lorsque le fils de Prospérité Singulière alla ouvrir lui-même, pensant tomber sur d’autres déshérités qui venaient chercher leur viatique, quelle ne fut pas sa surprise de voir sur le seuil un gigantesque Occidental, une grosse valise de cuir à la main. Les traits de son visage carré et massif paraissaient avoir été taillés à la serpe. Malgré son costume de clergyman, ses cheveux blancs coupés ras lui conféraient un aspect militaire. Que venait faire là cet inconnu ?
— Bonjour. Mon nom est Charles MacTaylor, médecin des âmes et des corps ! Je parie que vous êtes le pasteur Tang ! tonna l’intéressé dont la main écrasa celle du Chinois, beaucoup plus fine, presque fragile à côté de la sienne.
Le premier instant de surprise passé, Tang offrit au géant de le décharger. L’autre lui céda volontiers sa valise, comme s’il n’était qu’un vulgaire laquais. Dès qu’il aperçut la table de la salle à manger, MacTaylor, qui se sentait visiblement en terrain conquis, fonça s’asseoir sur l’unique chaise de la pièce.
— Vous prendrez bien un peu de thé, monsieur MacTaylor ! Vous êtes pasteur ? demanda Tang.
— Pasteur et médecin… Je viens d’Écosse. D’Édimbourg, plus précisément. L’Église à laquelle vous et moi nous appartenons
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