Le sac du palais d'ete
largement passée et, comme vous avez beaucoup dormi, il est normal que vous ne sachiez pas où vous êtes.
— Qui êtes-vous ?
— Vous connaissez ma fille, Pivoine Maculée de Rose. On vous a transporté ici fort mal en point. La fièvre tierce vous a fait perdre connaissance…
Le visage de la jeune Chinoise apparut au moment où celui de son père s’effaçait.
— Qu’est-ce qui m’arrive ? lui demanda La Pierre de Lune.
— Cela fait deux jours et deux nuits que vous dormez. À présent, vous allez mieux. Votre température est tombée. Jusqu’à ce matin, vous déliriez ! Vous hurliez qu’il ne fallait pas vous enfermer dans une cage…
— Vous auriez dû me secouer pour me réveiller.
— Cela n’aurait servi à rien. Lorsque le chaton passe sur une branche au-dessus de la rivière, si on bat des mains, on le fait tomber à l’eau… Vous n’arrêtiez pas de prononcer le terme d’« Illumination Subite ». Du coup, papa pense que vous êtes bouddhiste. Est-ce vrai ?
Elle lui montra le bol qu’elle avait à la main puis elle l’aida à s’asseoir avant de lui faire boire la décoction qu’elle lui avait préparée. L’amertume du breuvage encore brûlant était telle qu’il ne put s’empêcher de grimacer avant de lui répondre, dans un souffle :
— Je l’ai été… dans une autre vie !
— Plus maintenant ?
— …
— Vous ne répondez pas ? Vous êtes encore trop fatigué pour parler de tout cela. Je vais vous laisser vous reposer.
Comment Pivoine Maculée de Rose aurait-elle pu deviner que ce n’était pas l’épuisement qui empêchait le convalescent de lui répondre, mais plutôt un traumatisme, un traumatisme à vrai dire si profond qu’il l’empêchait encore de mettre des mots sur l’incroyable calvaire qu’il avait vécu au monastère de l’Illumination ?
Le vrai miracle avait été de trouver la force de s’extraire de la redoutable prison mentale dans laquelle le Père Supérieur avait réussi à l’enfermer, à force de jeûnes et de privations, mais également à l’issue d’un conditionnement psychologique mené de main de maître. Cette terrible camisole, Illumination Subite la cousait sur ses ouailles si patiemment, si délicatement et de façon si insensible que lorsque celles-ci, un beau jour, s’en retrouvaient prisonnières, il était trop tard. Le Supérieur du monastère ne s’en prenait jamais aux novices. Ses cibles étaient des moines qui avaient déjà prononcé leurs vœux et dont les organismes étaient affaiblis par plusieurs années de privations et de jeûnes. Pour les entraîner vers la dépendance absolue qui leur faisait accomplir sans discuter la volonté de leur maître, ce dernier usait de tous les stratagèmes. Il les forçait à méditer dehors, pendant trois jours et trois nuits, exposés au soleil et aux intempéries et sans la moindre nourriture ni eau ; il les forçait à apprendre par cœur des centaines de pages de sutras ; il leur administrait des châtiments corporels pendant leur sommeil ; il les envoyait mendier pendant un mois dans les quartiers les plus pauvres dont les habitants n’avaient même pas de restes à donner aux chiens errants ; surtout, il leur faisait croire que c’était en se soumettant entièrement à son bon vouloir qu’ils gagneraient le nirvana.
Bien décidé à faire plier La Pierre de Lune, ce novice qui continuait à refuser obstinément de prononcer ses vœux de moine, Illumination Subite avait entamé une subtile manœuvre de contournement. Sans plus jamais évoquer la question qui fâchait, ce moine habitué à manipuler les esprits et les cœurs s’était fait complice et paternel avec le jeune calligraphe fragilisé. Prenant pour prétexte de lui expliquer les passages les plus obscurs du sutra de la Bonne Loi, il le faisait souvent venir auprès de lui et, là, lui prodiguait force conseils tout en évoquant ses souvenirs d’enfant très pauvre que ses parents avaient confié au monastère parce qu’ils étaient dans l’incapacité de le nourrir. Ses confidences étaient destinées à provoquer celles de La Pierre de Lune dont Illumination Subite cherchait à connaître le passé pour mieux cerner sa personnalité. La manœuvre était habile. Du bout des lèvres, La Pierre de Lune avait fini par évoquer sa rencontre avec Laura. C’en était assez pour Illumination Subite, qui s’était employé à convaincre son novice que
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