Le sac du palais d'ete

à lisser la cascade de cheveux noirs.
    Comme toute organisation humaine, fût-elle au service d’une aspiration religieuse, le mouvement Taiping n’échappait pas aux règlements de comptes entre ses membres. D’ailleurs, Hong, qui divisait pour régner sans partage, avait organisé son pouvoir en suscitant volontiers les rivalités entre ses coadjuteurs. Mais depuis quelques mois, les choses commençaient à s’envenimer. Ce qui n’était, au départ, que des oppositions à mots couverts et des agaceries s’était transformé en tensions insidieuses qui avaient fini par éclater au grand jour. Après être allée ici et là aux nouvelles, de façon habile, Jasmin Éthéré avait souhaité en faire part sans tarder à Laura hors de la présence de Xuanjiao, compte tenu de sa parentèle avec Hong mais surtout en raison du fait qu’elle était devenue la maîtresse du Prince de l’Orient.
    —  Sans toi, je ne saurais jamais rien de ce qui se trame dans les hautes sphères…
    —  Ce n’est pas tout ! Yang reproche aussi à Hong et à son fils aîné leur conduite avec les femmes. Ils les collectionnent comme des bibelots !
    —  Je croyais qu’au Céleste Royaume, la chasteté était obligatoire, y compris entre les couples… lâcha Laura, consternée.
    —  Eh bien, figure-toi qu’en haut lieu, ils s’exonèrent tous de ce commandement ! Le Tianwan exige d’avoir dans son lit une femme nouvelle chaque soir… au point que le Harem Céleste est devenu trop petit pour héberger les nouvelles pensionnaires !
    La jeune Anglaise tombait des nues. Elle continuait à vouer au chef Taiping une immense reconnaissance pour l’avoir sortie des griffes de l’horrible directeur de la fumerie du Paon Splendide et voyait toujours en lui l’homme intransigeant qui voulait établir en Chine un ordre juste. Aussi les propos de Jasmin Éthéré, qui l’ébranlaient profondément, n’en avaient-ils que plus d’impact.
    —  Cela paraît impossible ! fit-elle.
    —  Au début, j’étais comme toi : je n’y croyais pas ! Yang lui-même, qui reproche ses mœurs dépravées à son maître, après avoir courtisé Xuanjiao en a fait sa femme alors qu’ils ne sont pas unis par le sacrement du mariage.
    —  Je comprends mieux pourquoi tu tenais tant à ce qu’elle ne soit pas avec nous aujourd’hui, murmura l’Anglaise, abasourdie.
    —  Ton statut d’étrangère te protège, mais moi, depuis qu’ils m’ont nommée au secrétariat de la Chancellerie de la Guerre, je côtoie sans cesse la Hiérarchie Céleste. Pas plus tard qu’hier, le Tianwan m’a lancé une œillade à laquelle je me suis bien gardée de répondre mais qui m’a profondément déplu.
    L’angoisse lourde, invisible jusque-là, qui tenaillait la contorsionniste venait soudain de figer comme de la glace son visage d’ordinaire si mobile.
    Elle éloigna Fleur de Sel et fit signe à son amie d’approcher.
    —  Si je ne craignais pas pour la vie de ma fille, je quitterais Nankin sur-le-champ ! lui chuchota-t-elle.
    —  Tu en es à ce point   ?
    —  Oui ! Hélas ! la ville est cernée par les impériaux… Ils ne font pas de quartier !
    —  Et que dirait Mesure de l’Incomparable, le jour où il découvrirait que tu es partie   ?
    La contorsionniste se contenta de lever les yeux au ciel. Elle ne se sentait pas le courage d’évoquer avec Laura les projets qu’elle avait déjà faits avec Mesure de l’Incomparable qui avait été nommé colonel dans l’armée des gueux et passait désormais le plus clair de son temps à combattre les impériaux.
    Après un long moment de silence, Jasmin Éthéré se rapprocha de son amie avant de lui chuchoter, comme si elle allait lui délivrer un secret indicible :
    —  Je te jure qu’il y a de quoi être inquiet… Il y a trois jours, j’ai assisté à une scène hallucinante.
    —  Eh bien, parle !
    —  A l’issue du Grand Conseil des Princes, Yang est entré en transe et s’est mis à hurler que Dieu le Tout-Puissant parlait à travers lui… puis il s’est lancé dans une diatribe contre le Tianwan !
    —  Yang est coutumier des transes où il fait parler Dieu. Pour ce qui me concerne, je n’y ai jamais cru !
    —  Il l’accusait de maltraiter ses femmes… de leur donner des coups de pied dans le ventre alors qu’elles pouvaient être enceintes, de les faire bastonner par ses gardes-chiourmes et de les envoyer creuser des tranchées et élever des