Le sac du palais d'ete
l’âme.
Dès qu’il fut au pied du tertre, le reporter entreprit de l’escalader avant de se retrouver nez à nez avec le capitaine Huang, un « cheveux longs » d’une maigreur cadavérique et au visage rongé par la petite vérole.
— Que diable faites-vous ici ? s’écria l’officier Taiping, ahuri, dont la bouche édentée trahissait la dépendance à l’opium.
— Ce nez long est l’invité personnel du Tianwan ! hurla la voix de Mesure de l’Incomparable, resté en bas.
— Juste le temps de faire un petit dessin et je repars… ajouta John qui, en quelques gestes précis, avait déjà étalé son matériel à même le sol, sur le sommet du promontoire.
— Si les salopards d’impériaux s’aperçoivent que nous sommes deux, ils vont nous cribler de flèches… maugréa le capitaine.
Il avait à peine terminé sa phrase qu’une pierre catapultée et une nouvelle flèche enflammée s’abattaient à quelques centimètres de leurs têtes, au grand dam de Huang qui courut se réfugier derrière un rocher. Sans se préoccuper du danger, John, concentré à l’extrême, se mit à dessiner furieusement les corps à corps, en s’efforçant de ne pas se laisser impressionner par l’atrocité d’un combat aussi inégal. De part et d’autre de la rizière, les impériaux avaient massé des troupes fraîches. Chaque fois qu’une fournée de Taiping était massacrée, le commandement mandchou lançait de nouveaux combattants à l’assaut des enfants soldats et le piège mortel se refermait inexorablement sur les pauvres gamins. D’un réalisme saisissant, les dessins de John illustraient la violence de ces terribles affrontements où les jeux étaient faits d’avance. Les lecteurs du Weekty seraient édifiés. Le journaliste se voyait déjà en train de rédiger pour eux les légendes de ces horribles carnages dans lesquels sa mine de plomb fouaillait comme une épée dans la plaie. Elles seraient sobres, descriptives, très matter of facts : Un enfant soldat est décapité par un soldat de l’armée mandchoue ; L ’armée des gueux ne disposant que d’un armement de fortune, les enfants n’ont que leurs poings pour se battre ; Scènes de combats dans la rizière, dans la boue infestée par les serpents venimeux. Quant à la une du journal, il la barrerait pour la circonstance d’un bandeau annonçant L ’extraordinaire témoignage de notre envoyé spécial plongé au cœur de l’enfer de la guerre civile. Le numéro en question ferait un tabac. Il imaginait ses lecteurs, calés dans leurs confortables fauteuils, en train de siroter leur thé sous les vérandas de leurs belles demeures de style colonial anglo-indien. Il ne fallait pas se fier à l’apparence paisible de ces gens, car ils n’aimaient rien tant que l’odeur du sang et de la poudre, ils se repaissaient de sensationnel et se délectaient du malheur des autres, en se gavant des descriptions de cette Chine déliquescente qu’ils bourraient d’opium pour mieux lui faire oublier les atroces souffrances qu’elle s’infligeait à elle-même. Dans les « parties » organisées par les Taipan, ces riches hommes d’affaires qui tenaient le haut du pavé à Shanghai et à Canton, ce numéro passerait de main en main à toute allure. A sa lecture, les élégantes manqueraient de défaillir sous leurs immenses capelines tandis que les mâles, sanglés dans leurs gilets de soie barrés par leurs lourdes chaînes de montre, se gausseraient une fois de plus de « la sauvagerie de ces pauvres Chinois qui s’entretuaient au lieu de s’entraider ».
Un très violent orage éclata sur la zone, obligeant John à mettre à l’abri son carnet à croquis. Lorsqu’il leva les yeux, après avoir, tant bien que mal, fourré ses feuilles dans sa besace, le capitaine à la bannière noire avait disparu. Sous un ciel d’encre, la rizière s’était entièrement vidée de ses combattants. Au milieu des plants de riz rougis par le sang n’émergeaient plus que des centaines de cadavres.
C’est alors que le visage grimaçant de douleur de Mesure de l’Incomparable apparut soudain au journaliste.
— Que t’arrive-t-il ? hurla-t-il à l’adresse de son guide. L’autre lui montra sa jambe gauche, transpercée de part en part par une flèche.
— Un salaud d’impérial m’a tiré dessus à l’arbalète… Il faut redescendre au plus vite… Dès que la pluie aura cessé, les Mandchous vont à nouveau
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