Le sac du palais d'ete

restait presque rien, si ce n’était la lettre que l’un d’entre eux avait sur lui ! Certains y voient la main des Taiping, d’autres celles d’une Triade… Tout le monde considère cet événement comme annonciateur d’une période troublée pour cette ville dont l’économie portuaire pourrait fortement en pâtir.
    Dans le feu de l’action, Bowles, excité comme une puce et avec de grands gestes, reprenait les expressions dont il comptait émailler son papier. L’explosion ayant réduit en bouillie les deux criminels, il était impossible de savoir s’ils portaient ou non des cheveux longs. Grâce à Face Cachée, John avait opportunément récupéré la fameuse lettre qu’il s’était révélé incapable de traduire et que La Pierre de Lune venait de finir de parcourir, bouleversé.
    —  L’attentat a été commis par deux Taiping, monsieur…
    Bowles, écarquillant les yeux, s’arrêta tout net de marcher.
    —  Vraiment   ? C’est passionnant ! Comme nous bouclons dans deux jours, il ne me reste que fort peu de temps pour écrire ce foutu papier. Heureusement que vous êtes venu me voir… J’allais m’embarquer dans une hypothèse crapuleuse de société secrète liée à la Triade. J’aurais eu tout faux !
    —  Leur lettre revendique l’attentat. Ses deux auteurs servaient dans l’armée des gueux du Céleste Royaume. Selon ce qui est écrit, ce geste est le prélude à l’attaque de Shanghai et de Pékin par les troupes du Tianwan.
    —  Génial ! Je savais que ça finirait comme ça ! Un peu de piment ne fait jamais de mal à une soupe ! s’écria drôlement le journaliste.
    Tel un fauve enfin tombé sur de la viande fraîche, il se réjouissait par avance de ces événements qui, s’ils se produisaient, rompraient l’espèce de monotonie dans laquelle il voyait s’engourdir Shanghai la laborieuse, si occupée à commercer et à croître qu’on l’eût crue à l’écart des soubresauts de l’actualité.
    Un bref silence s’installa entre les deux hommes, rompu soudain par le calligraphe qui déclara, la voix nouée par l’émotion :
    —  Monsieur Bowles, vous n’allez pas me croire si je vous dis que je connaissais ces deux individus…
    —  Mais c’est fantastique ! hurla John en se retenant d’embrasser son interlocuteur.
    Si le dieu de la Chance eût existé, nul doute que celui qui voyait déjà les lecteurs se ruant sur son journal pour y lire la biographie des deux bombes humaines eût fait brûler mille cierges à sa gloire !
    —  J’ai croisé ces deux hommes à Canton où ils vendaient des antiquités…
    —  Super ! Des antiquaires terroristes ! C’est tout ce que j’aime !
    Et en plus, songea John qui exultait, « antiquaires et terroristes » était un titre absolument parfait pour son papier…
    —  Par ce geste, Sérénité Accomplie et le prince Tang voulaient prouver aux Mandchous que l’armée du Céleste Royaume pouvait les toucher au cœur.
    —  Est-il question des nez longs dans leur lettre   ? fit le journaliste, dont le rêve était évidemment de pouvoir établir un « pont » entre cet attentat et ses lecteurs, ce qui achèverait de pimenter son papier…
    Docilement, La Pierre de Lune replongea dans sa lecture.
    —  Il y est écrit que les nez longs sont, je cite, « les principaux responsables du flot de boue noire qui s’est répandu en Chine en emportant tout sur son passage » et que « l’empereur Xianfeng est l’allié objectif et le valet de pied des puissances occidentales qui corrompent les corps avec la boue noire et les esprits avec leur religion de ce Dieu en trois personnes qui n’arrive pas à la cheville de Confucius et de Laozi ».
    À ces mots qui témoignaient que les missions étrangères en prenaient également pour leur grade, Bowles soupira d’aise.
    —  Incroyable ! Les missionnaires vont faire une de ces têtes lorsqu’ils liront ça !
    Le calligraphe poursuivit sa lecture.
    —  « Nous sommes deux Han qui voulons restaurer un pouvoir légitime. Nous nous appelons respectivement Tang le prince et Sérénité Accomplie. L’attentat que nous avons commis est un avertissement sans frais à l’actuel Fils du Ciel. Bientôt, le Céleste Royaume sera capable de frapper au cœur l’infâme usurpateur qui mène ce pays à sa perte. »
    —  Bigre ! Ils n’y vont pas de main-morte ! souffla John, de plus en plus ravi.
    C’était inespéré : la Chine, ce grand