Le sac du palais d'ete
« pensée juste »…
Depuis qu’ils s’étaient réfugiés chez Prospérité Singulière, après avoir fait chou blanc chez Issachar Jacox Roberts, les deux cousins s’adonnaient aux plaisirs simples des lettrés. Leurs journées se passaient à dessiner et à peindre, à siroter du thé sans rien faire et à observer les oiseaux se poser sur la mare ou les grenouilles guetter les insectes. Après le temps des tourments, la paix des jours calmes et heureux… comme disait son ami l’historien Wei Yuan {15} , que le vieux professeur de Tang se plaisait à citer.
Tang et Sérénité Accomplie avaient singulièrement besoin de calme, après leur équipée chez le pasteur Roberts qui avait failli les jeter dans la gueule du loup. Lorsqu’ils s’étaient précipités chez l’Américain, croyant y trouver La Pierre de Lune, ils avaient fait chou blanc. Le pasteur baptiste n’avait pas vu son protégé depuis une bonne semaine. Il en était un peu surpris, vu la ponctualité de l’intéressé. Et la suite de leur équipée n’avait guère été plus faste. Au moment où les deux hommes s’apprêtaient à repartir, accablés par le résultat de leur visite, ils étaient tombés nez à nez avec une escouade de policiers qui avait barré la rue du presbytère baptiste, empêchant les pousse-pousse et les charrettes de s’y frayer un chemin, ce qui causait un inextricable embouteillage. Tout le quartier du Panier Jaune était infesté par la police secrète ! Par miracle, les flics ne s’étaient pas intéressés à eux et ils avaient pu regagner sans encombre la maison de l’antiquaire… pour constater qu’elle était aussi cernée par des hommes au brassard rouge. Ils ne pouvaient pas entrer chez eux. L’antiquaire, accablé, y voyait la conséquence de son geste et Tang, avec son élégance coutumière, s’était employé à le consoler. La seule issue étant la fuite, Tang avait fait valoir à son cousin que se contenter de changer de toit sans quitter Canton était bien trop dangereux. Quand le noble Han avait proposé à Sérénité Accomplie de l’emmener à Nankin, chez son vieux maître Prospérité Singulière, l’antiquaire s’était d’abord montré réticent.
— Je ne veux pas abandonner le combat contre les nez longs de Canton… Je rejoindrai une autre triade. Je ne me vois pas arrêtant de lutter pour la survie de la nation chinoise !
— En restant ici, tu risques d’encourir les foudres du Grand Jaune Centre. Alors qu’en allant à Nankin, ils finiront par t’oublier.
— Je ne veux pas abandonner mes frères de combat.
— À Nankin, de nombreux patriotes seraient ravis de bénéficier d’un renfort de ta trempe ! Tu t’y rendras utile. Je n’en doute pas un instant. La police de Canton risque de nous arrêter à tout moment. Cette ville est truffée d’indics !
Sérénité Accomplie avait fini par obtempérer et les deux hommes avaient embarqué en catimini sur l’une des innombrables barges de transport qui sillonnaient le Grand Canal Impérial. Lorsque Tang s’était présenté devant le vieux lettré, encore plus maigre et diaphane que lors de son précédent passage, ce dernier l’avait accueilli par ces mots :
— Je savais bien que tu reviendrais auprès de moi.
— Vous êtes doué de prescience…
— Il est des liens qui ne s’effacent pas, avait mystérieusement répondu le vieux sage.
A ces mots, Tang avait paru si abattu que Prospérité Singulière lui en avait demandé la raison.
— J’ai perdu ma moitié… lui avait avoué son ancien élève, au bord des larmes.
— La belle jeune fille qui n’avait pas les pieds bandés ?
— Oui !
— Elle était charmante…
— Si vous saviez ce qu’elle me manque ! Une femme comme elle, je n’en trouverai pas d’autre parmi dix mille !
— Vous aviez l’air parfaitement accordés…
— Jasmin Éthéré était mon double inversé. Nous pratiquions le Heqi et jouissions à l’unisson. Elle m’est indispensable ! Sans elle, la vie n’a plus aucun goût pour moi !
— Le temps efface tous les chagrins. Quant au Heqi, je suis sûr qu’il reviendra pour toi sous une autre forme…
Tang avait mêlé ses mains à celles du vieillard, parcheminées et translucides, en murmurant :
— Vous êtes gentil de me dire ça. Je sens déjà que mon cœur se calme.
— Ce n’est qu’un début. Fais-moi confiance et le chagrin emmagasiné dans ton cœur
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