Le sac du palais d'ete
s’affaler sur un rocher lisse en forme d’œuf de poule au bord du petit plan d’eau où nageaient des poissons rouges.
— Si vous étiez à ma place, que feriez-vous de votre vie ? lui demanda son élève après s’être assis à ses pieds.
— Chacun est maître de son destin ! fit le vieil homme non sans une certaine gêne.
— Votre sagesse est immense. J’ai besoin de vos conseils éclairés.
Après quelques instants de réflexion, le vieillard lui dit :
— Les Taiping risquent d’arriver jusqu’ici. On dit que leur chef veut restaurer la Grande Chine dans son ancienne capitale. Si tu peux les y aider, ô mon cher Tang, il ne faut pas hésiter !
— Vous trouvez juste leur combat ?
— Ces hommes et ces femmes veulent relever ce pays qui est à terre, et en chasser les Mandchous et les nez longs qui se comportent ici comme s’ils étaient chez eux. Leur combat me paraît éminemment juste ! souffla Prospérité Singulière, très oppressé.
Au-dessus de la mare, une libellule bleue fendit l’air pour aller frôler une feuille de nénuphar. Bizarrement, l’insecte exécutait des piqués en rase-mottes avant de repartir, comme s’il hésitait à s’y poser.
— Je vous promets de suivre vos précieux conseils ! s’écria le Han ému aux larmes.
Après avoir aidé le vieux lettré à étendre ses jambes, Tang se mit à scruter les eaux planes et endormies de la mare au-dessus de laquelle continuait à virevolter l’insecte aux ailes transparentes. Au moment où la libellule finit par se poser, une grenouille sauta et la goba.
— La vie est ainsi faite qu’elle se nourrit toujours de la mort d’autrui, murmura le vieux lettré.
Les fleurs des nénuphars s’étaient ouvertes et offraient au regard leurs somptueuses formes étoilées, colorées de rose et de rouge, véritables gemmes végétales posées sur l’écrin aquatique de ces eaux assoupies. La vieille carpe bondirait-elle dans le ciel ? Le noble Han attendait avec délectation le moment où le gros poisson jaillirait de sa cache et il serait attentif au côté vers lequel il retomberait, comme si c’était le signe annonciateur d’un événement important. Le matin, vers la droite, cela voulait dire que la chance était au rendez-vous. En revanche, si elle tombait vers la gauche, il y avait péril en la demeure… Tel un acteur pour son spectacle, la vieille carpe avait ses heures. De midi à cinq heures, elle restait tapie dans la vase au fond de la mare. Mais en dehors de cette plage horaire, tout était possible : à tout moment, le gros poisson, d’un puissant battement de queue, pouvait prendre son envol et faire un petit tour dans les airs avant de replonger lourdement dans son élément naturel.
Prospérité Singulière, immobile et les yeux toujours mi-clos, semblait à présent profondément endormi. Entre les deux hommes, pareille coexistence silencieuse n’était pas un problème, bien au contraire. Plus d’une fois, le vieux maître lui avait raconté la belle histoire de la rencontre entre Wang Xizhi et Huan Yi, respectivement le plus célèbre calligraphe et le plus célèbre flûtiste de leur époque.
Tandis que Wang Xizhi voyageait en bateau, il avait aperçu Huan Yi qui cheminait sur la berge, dans une carriole. Le calligraphe, qui n’avait jamais entendu le grand musicien, lui avait dépêché un messager pour qu’il lui joue un morceau de flûte. Aussitôt, Huan Yi, qui avait déjà eu l’occasion d’admirer des calligraphies du grand maître, avait fait stopper sa carriole et s’était mis à jouer trois morceaux avec son instrument, avant de repartir sans avoir dit le moindre mot. La morale de l’histoire était que les hommes de bien se comprenaient à demi-mot. En jouant de la flûte, Huan Yi n’avait fait que rendre à Wang Xizhi le plaisir qu’il avait eu en regardant ses œuvres…
De l’autre côté du jardin, son cousin l’antiquaire, Sérénité Accomplie, avait sorti son nécessaire à encre de Chine et s’était mis à dessiner une sculpture en forme de rocher dont les vides étaient aussi importants que les pleins… Plein et vide, Yin et Yang : en l’espèce, il s’agissait d’une de ces roches philosophales que les lettrés utilisaient comme support de leurs méditations. En reproduisant ce rocher, l’antiquaire de Canton, qui avait, lui aussi, besoin d’y voir plus clair, pensait bel et bien se laver l’esprit et atteindre la
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