Le sac du palais d'ete

besogne dont l’avait chargé son chef Épée Fulgurante.
    —  Si j’étais son ennemi, monsieur s’en serait aperçu depuis belle lurette. Monsieur oublie qu’il a souvent offert son cou à mon rasoir… À la place de monsieur, je regarderais plutôt du côté de Vuibert !
    —  Je ne vois vraiment pas pourquoi Antoine Vuibert m’aurait menti ! lâcha Niggles d’un ton désabusé.
    —  Sa visite sentait la manœuvre à plein nez !
    —  Mais de quelle manœuvre veux-tu parler, grands dieux ! s’écria Jack, excédé.
    Même s’il avait, vis-à-vis de baby face , la rancœur d’un amoureux déçu, il n’arrivait pas à imaginer le jeune diplomate en pilleur en chef des entrepôts cantonais de Jardine & Matheson. D’ailleurs, si tel avait été le cas, pourquoi serait-il venu le trouver pour lui raconter ses mésaventures et lui faire part de l’existence de ces activités frauduleuses   ?
    —  Son histoire de capture par des pirates, je n’y ai jamais cru ! minauda l’« homme à tout faire ».
    Niggles eut une moue de dégoût. En essayant de l’induire en erreur, Zhong le prenait bel et bien pour le dernier des imbéciles. Décidé à le débusquer, il abonda dans son sens.
    —  Après tout, tu as sans doute raison… Ce Français a sans doute cherché à me manipuler.
    —  Personnellement, il y a longtemps que je le vois venir… ajouta Zhong, venimeux.
    —  Tu es plus clairvoyant que moi !
    Jack, qui venait d’acquérir la certitude que Zhong était dans la combine, laissa son regard vagabonder sur la crête mousseuse des vagues brunes du fleuve en crue. Il repensait à sa rencontre avec lui. Il n’y avait rien de fortuit dans la façon dont le domestique l’avait abordé sur le chantier de sa maison en lui faisant croire qu’il travaillait dans la fumerie d’en face. Le Chinois au visage d’ange raphaélite avait parfaitement joué la comédie en l’apitoyant avec son enfance malheureuse qui n’était évidemment que pure invention. Jack, sans le savoir, avait nourri la vipère en son sein et était tombé dans le panneau. Pour celui qui était devenu son amant dès le premier soir, cela avait été un jeu d’enfant que de se faire embaucher. C’est ainsi que Zhong était devenu son « homme à tout faire ».
    Face à ce qui était à présent une réalité aveuglante, le marchand d’opium se mit à hurler :
    —  Pourquoi me voles-tu, ô Zhong   ? N’as-tu pas une situation enviable   ? Tu es en train de la mettre irrémédiablement en péril…
    Le domestique serrait les poings, prêt à bondir sur ce maître qu’il haïssait de toutes ses forces.
    —  Réponds-moi, Zhong ! Tu es démasqué !
    —  Que voulez-vous que je vous dise, si ce n’est que je n’ai que faire de vos sarcasmes   ?
    —  Ton absence de réponse vaut aveu ! Tu n’es qu’un traître ! hurla le marchand d’opium avant de s’accroupir pour cracher un flot de bile qui lui laissa à la bouche une terrible morsure.
    Les mains de Zhong s’agrippèrent à ses épaules et le firent chuter lourdement à terre. Les deux hommes n’étaient plus qu’à quelques pas du fleuve.
    —  Monsieur Niggles, un voleur ne doit pas s’étonner de se faire voler !
    —  Je t’interdis de me traiter de voleur ! Je suis un honnête homme !
    —  Vendre de l’opium, cela s’appelle voler le peuple, monsieur Niggles ! Mes amis et moi vous suivons à la trace…
    —  De quels amis parles-tu   ? souffla Jack, à bout de souffle.
    —  Monsieur Niggles, la triade des Trois Harmonies vous a à l’œil depuis que vous avez posé le pied sur le sol de ce pays…
    —  Tu es donc membre des Trois Harmonies… murmura l’Anglais en se tordant de douleur.
    Comme tous les étrangers présents en Chine, il connaissait l’existence de cette société secrète, au sujet de laquelle couraient toutes sortes d’histoires plus abracadabrantes les unes que les autres quant à son organisation et à son rôle. Certains allaient jusqu’à prétendre que cette mafia qui s’était donné pour but d’assassiner Daoguang avait réussi à infiltrer son entourage immédiat. Grâce à la présence en leur sein de quelques puissants compradores , les Trois Harmonies contrôlaient les zones portuaires les plus importantes du pays, obligeant certaines compagnies de commerce à traiter avec ses mandants. Niggles, à présent, comprenait mieux pourquoi cette triade n’avait jamais sollicité Jardine