Le sac du palais d'ete
& Matheson : elle préférait piller ses entrepôts.
— Je vous signale que Garçon des Nuages l’était aussi…
— Tu connais Garçon des Nuages ? fit Niggles, estomaqué.
— Les Trois Harmonies couvrent tout le territoire de la Chine. Dès mon entrée dans l’organisation, je fus envoyé à Tianjin auprès de Tripode Authentique. J’étais présent le fameux soir où Garçon des Nuages vous amena chez Tripode !
L’Anglais, déjà au bord de l’agonie, poussa un long râle. La manipulation était encore plus importante qu’il ne l’imaginait. Depuis Tianjin, ils l’avaient pisté, suivi, pénétré son dispositif… Ils avaient joué avec lui comme avec un pion et à présent ils le pillaient, le volaient, détruisaient sa réputation auprès des gens de Jardine. Repensant au somptueux acteur d’opéra dont l’épaule portait le corbeau qui tient le soleil, il gémit :
— Donne-moi au moins des nouvelles de Garçon !
— Il est mort quelques mois à peine après votre venue. Il était fort mal en point.
— L’opium ? souffla Niggles, accablé.
Il revoyait toute la détresse de l’ultime regard que Garçon lui avait jeté avant de s’évanouir dans la nuit. Il essaya d’étendre la main pour voir la bague de jade de Garçon, mais constata que son bras ne répondait plus. Tout son corps se paralysait lentement.
— À ton avis ? s’écria le Chinois en se penchant tout contre le visage de Jack.
L’Anglais, en découvrant les lèvres charnues de son ancien amant qui avaient si souvent rendu hommage à son sexe, poussa un long soupir. Il se revit le premier soir où Zhong lui avait offert le meilleur de ses caresses charmantes. Comme il avait été naïf ! Il avait cru que son serviteur était sincère. À l’instar de tous les coloniaux, il s’imaginait attendu comme le Messie, alors qu’il était cerné par de vils gredins qui guettaient la première occasion de se venger. Il avait pris le diable pour un saint ! Un immense marécage, une vaste étendue de sables mouvants, une mer au calme trompeur, voilà ce qu’était la Chine, l’empire des larmes pour ceux qu’elle engloutissait !
Soudain, il vit du jaune bouillonnant à quelques centimètres de ses yeux. Son nez et sa poitrine étaient mouillés. Il ne s’était pas rendu compte que Zhong le Discret venait de le traîner au bord du fleuve et n’eut pas la force de résister ni de se débattre lorsque celui-ci, d’un violent coup de jambe, le fit rouler dedans et que les eaux boueuses de la Rivière des Perles s’engouffrèrent instantanément dans sa bouche avant d’envahir ses poumons et son estomac.
Aussitôt, sous les yeux vengeurs de son ancien « homme à tout faire », le corps du marchand d’opium anglais fut avalé par un méchant tourbillon jaunâtre.
44
Canton, 15 octobre 1847
Tandis que l’or du couchant se fondait dans l’orange rougeoyant des murs de la grande cour du monastère de l’Illumination, La Pierre de Lune, passablement amaigri, le teint hâlé et le crâne entièrement rasé, bref, méconnaissable, continuait à penser à sa chère Laura tout en fixant les yeux mi-clos, et comme éblouis par les derniers feux de l’astre solaire, du grand bouddha allongé devant lequel il s’était recueilli avec elle, le fameux jour où ils avaient visité la salle de l’Enfer du plus grand sanctuaire bouddhique de Canton.
En ce jour de fête, l’immense gisant noirci par la fumée des cierges et des bâtonnets d’encens disparaissait totalement sous les monceaux d’offrandes de fleurs et de fruits que les dévots déposaient sans discontinuer depuis le lever du jour sur ses pierres brûlantes.
Le fils caché de l’empereur Daoguang, qui portait la toge de couleur safran des moines bouddhistes, s’empara d’un petit balai et, d’un geste souple, chassa la nuée de moineaux qui venait de s’abattre une fois de plus sur ce fastueux festin en train de cuire. Il était chargé d’en éloigner les oiseaux jusqu’à ce que d’autres moines vinssent, après le coucher du soleil, récupérer les dons de la journée dont il serait fait deux tas : l’un, tout petit, pour la communauté monastique et l’autre, beaucoup plus gros, pour les pauvres et les indigents qui se pressaient aux portes de la pagode. Après quoi, il ne lui resterait plus qu’à balayer l’aire de prière de fond en comble avant d’aller récupérer, muni de son bol à aumônes,
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