Le sac du palais d'ete
approché de leur table sur la pointe des pieds pour leur demander si quelque chose n’allait pas.
— La France n’est pas un marchand de biens, mon jeune ami. Elle ne cherche pas la plus-value misérable ! Vous devriez savoir que la diplomatie française ne mange pas de ce pain-là. Allez de ce pas trouver votre jésuite et lui demander de vous restituer le document que vous avez signé ! ajouta Montigny avant de se lever brusquement de table.
Pour Antoine, qui s’était décarcassé comme un beau diable afin d’obtenir l’accord des services de l’administration foncière du mandarin Wong, les propos du consul n’étaient rien d’autre qu’un gigantesque camouflet.
— Et s’il refusait de me le rendre ? s’écria-t-il, piqué au vif.
À présent, le consul de France à Shanghai, dont la face était devenue rouge comme une pivoine, toisait son collaborateur d’un air méprisant et hostile.
— Vous lui préciserez que votre signature n’est pas valable et que, par conséquent, elle n’engage que vous-même. Il comprendra ! Vous n’êtes pas la France, mon jeune ami… vous n’êtes pas la France ! conclut le consul sur un ton aigre avant de planter là le pauvre Antoine mortifié à l’extrême.
Après avoir signé l’addition, notre apprenti diplomate, qui avait un besoin urgent de faire le point au calme et de prendre l’air, héla un palanquin.
— Je veux aller au bord de la rivière de Suzhou ! Vers l’embarcadère ! lança-t-il à l’un des escogriffes qui trimballaient une caisse en bois bringuebalante ornée de dragons et de tortues célestes.
Une demi-heure plus tard, après quelques slaloms épiques pour éviter des charrettes lancées à pleine vitesse, il arrivait à l’embarcadère. Antoine avait l’habitude d’y louer une barque et de se laisser glisser pendant une ou deux heures sur les eaux tranquilles de la rivière où quelques rares pêcheurs taquinaient la carpe et le brochet. Le batelier qui le prit en charge était une robuste Chinoise au faciès mongoloïde. Ses joues perpétuellement exposées au soleil et aux intempéries étaient si rouges et brillantes qu’elles semblaient avoir été trop maquillées alors qu’il n’en était rien. À en juger par la taille de ses chaussures de feutre, elle devait être née dans une de ces contrées désertiques situées au-delà de la Grande Muraille où la coutume de casser les pieds des femmes n’avait pas réussi à pénétrer. Ses biceps témoignaient d’une musculature peu usuelle, forgée par une intense activité physique. Il suffît de deux coups de rames à notre athlétique batelière pour mener le Français en amont de l’embarcadère, à un endroit où les branches des saules penchés sur la rivière, filiformes et dépourvues de feuilles, formaient un épais rideau de lanières. Après lui avoir tendu en vain une canne à pêche, la femme sortit un petit réchaud sur lequel elle prépara un thé amer dont elle lui offrit un gobelet qu’il accepta.
En même temps qu’il sentait le liquide brûlant lui tapisser le fond de la gorge, Antoine pensait à la réaction du consul. En diplomate chevronné, respectueux des procédures et de la hiérarchie, il y avait fort à parier que Charles de Montigny n’accepterait jamais d’acheter le terrain des jésuites. Aux yeux d’Antoine, le consul incarnait le profil de l’individu totalement inapte à réussir en Chine où seuls les aventuriers qui n’avaient pas froid aux yeux et savaient prendre un minimum de risque étaient susceptibles de tirer leur épingle du jeu. Montigny était de ces hommes de dossiers qui se complaisaient à signer des parapheurs et à transmettre en haut lieu des ampliations ou des rapports « sous couvert », lesquels mettaient au bas mot six mois pour arriver à leur destinataire final… qui les enterrait dans un tiroir d’où ils ressortiraient le plus tard possible. Malgré les plaisanteries aussi salaces qu’incessantes de sa batelière qui voulait à tout prix le dérider, son humeur était de plus en plus sombre. Il s’était complètement trompé sur le métier diplomatique, une activité hors du temps, artificielle et procédurière, dont il était incapable de percevoir le bien-fondé et l’intérêt.
Lorsqu’il descendit de la barque après avoir payé à la batelière le double du tarif qu’elle demandait, il prit sa décision : il remettrait le soir même sa démission à Charles de
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