Le sac du palais d'ete
tinter leurs verres et Stocklett avala une dernière rasade tandis que Vuibert, hors d’état, faisait semblant de boire.
À cet instant-là, malgré le feu de l’alcool dont il brûlait de la tête aux pieds, les pensées du jeune Français étaient entièrement tournées vers Laura Clearstone, la jeune et mystérieuse Anglaise dont la route, décidément, ne cessait de croiser la sienne…
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Pékin, 23 décembre 1847
Le Fils du Ciel avait encore en main le rapport dont la lecture n’en finissait pas de l’accabler lorsque son secrétaire particulier vint le prévenir que son « illustre visiteur de marque était arrivé ». Sur son bureau s’étalait un exemplaire de l’ lllustrated London News que la police avait saisi sur John Bowles et que l’empereur de Chine avait longuement feuilleté. L’avantage, avec les journaux illustrés, c’était qu’on n’était pas obligé de lire leurs textes pour se faire une idée de leur contenu. Il avait été particulièrement ébloui par l’immense bâtiment de verre que le journal présentait sous plusieurs angles de vue. À en juger par la taille des gens qui se pressaient à l’intérieur pour y admirer les plantes exposées, la serre géante dépassait largement les trente mètres de haut. Daoguang, qui n’eût pas détesté faire construire un tel édifice dans les jardins du palais d’Été, ignorait qu’il s’agissait de la grande serre du duc de Chatsworth érigée en 1840 par Joseph Paxton et qui était encore la plus grande construction en verre au monde. En revanche, la représentation d’un terrible accident de diligence qui avait causé la mort de cinq personnes et de deux chevaux dont les tripes s’échappaient des ventres défoncés lui avait arraché un haut-le-cœur. Il n’y avait que les nez longs anglais pour publier des scènes aussi horribles et dégradantes !
Daoguang acheva son bol de thé de Longjin, le Puits du Dragon. Comme d’habitude, Élévation Paradoxale lui avait versé la variété la plus chère, celle de la Pointe des cheveux des monts Jaunes dite Huangshan maofeng. La tasse décorée d’un beau chien-lion était si fine que les reflets dorés du liquide pouvaient se voir par simple transparence à travers sa paroi arachnéenne. Dans moins d’une demi-heure, quand le Fils du Ciel aurait fait son entrée dans la salle de la Grande Harmonie Céleste, sous le regard impassible des cent quatorze membres de la garde impériale coiffés du bonnet noir à houppe jaune, l’audience solennelle pourrait enfin commencer.
Une fois le thé avalé, un majordome dont la tunique portait l’insigne du paon, celui du troisième grade dans la hiérarchie des fonctionnaires impériaux, ajusta sa robe de cérémonie de soie jaune découpée en multiples pans et ornée de broderies, lui passa autour du cou le grand cordon de l’ordre de l’éléphant blanc, cadeau du roi du Bhoutan, puis le ceignit du ceinturon en or pur incrusté d’émeraudes et de plaques de jade dont deux tortues affrontées formaient la boucle, avant de lui faire chausser ses bottines rouges en cuir d’agneau brodées au fil d’argent. Le cérémonial de son habillement accompli, un serviteur amena une glace à Daoguang qui y jeta un vague regard et approuva d’un air distrait. Le majordome réprima un soupir de soulagement. En cas d’insatisfaction du Fils du Ciel, il risquait la relégation et même la prison à vie si celui-ci avait été dans un mauvais jour ! Il ne restait plus au Grand Chambellan qu’à apporter la touche finale en plaçant sur l’auguste tête impériale la toque noire rectangulaire ornée de deux rangées de perles devant les yeux et derrière la nuque.
Puis, au son des tambours mongols et des gongs, le cortège s’ébranla lentement vers le pavillon de l’Harmonie Céleste où le Fils du Ciel tenait audience.
Ce jour-là, il recevait sir John Francis Davis. Davis était le gouverneur de Hongkong, un territoire abandonné cinq ans plus tôt par les Mandchous à la couronne britannique conformément aux clauses léonines du traité de Nankin dont ses conseillers, pour ne pas lui faire perdre la face, ne lui avaient présenté qu’une version édulcorée…
La Chine était à vendre ! Succédant à leurs marchands et à leurs missionnaires, qui agissaient en leur nom propre le sabre d’une main et le goupillon de l’autre, les grandes nations occidentales, avides de prendre pied dans cet immense pays
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