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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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enfumé de ce grand-oncle, qui avait été un ami du poète Joukovsky. Les rayons du soleil se reflétaient dans le parquet blond qui se gondolait par endroits. L’ail sentait la cire d’abeille et les pommes aigres. Autrefois, il était juste que la maison fût abondamment meublée, puisque cinq enfants l’habitaient avec leurs parents. Mais aujourd’hui, cette grande installation était bien inutile. Elle rappelait une époque heureuse. Elle entretenait dans le cœur la dangereuse permanence des souvenirs. À chaque siège, s’appuyait un fantôme léger. Des prénoms chers flottaient dans le silence. Souvent, Arapoff se surprenait à tendre l’oreille, comme si, au premier étage, eût retenti le rire argentin de Tania, de Lioubov ou d’Akim. Il secoua le front pour se dégager d’une toile d’araignée invisible. Le journal frémissait entre ses mains. « Je me fais vieux, pensa-t-il. Vieux et sentimental. Quelle horreur ! »
    Zénaïde Vassilievna redressa le buste et dit gaiement :
    — Ça y est, j’ai pu faire entrer le saucisson et les bougies.
    — Tu vois bien, répliqua Arapoff.
    Et, Dieu sait pourquoi, ses yeux se mouillèrent de larmes. Une pesanteur désagréable s’était faite dans sa poitrine. Il étouffait doucement.
    — Viens mettre ton doigt sur la ficelle pendant que je la noue, reprit Zénaïde Vassilievna.
    Le docteur se leva, posa son index sur la ficelle, comme on le lui demandait. Il voyait de tout près la joue blanche et molle de sa femme, il respirait son parfum de savon aux violettes. Et son esprit dérivait, à une vitesse prodigieuse, vers le passé de joie, de lumière, de figures jeunes et de chuchotements amoureux. La ficelle glissa sur son ongle, et un nœud dur se forma brusquement sous son doigt. Zénaïde Vassilievna coupa aux ciseaux les deux brins qui pendaient.
    — C’est fini, dit-elle.
    — Oui, c’est fini.
    — Tu as l’air triste.
    — Mais non.
    — Sais-tu que Nina a perdu la photographie que nous lui avions envoyée ? Elle en demande une autre de nous deux, si possible récente. Je ne comprends pas comment elle fait pour égarer toujours ses affaires.
    — Son hôpital se déplace souvent, dit Arapoff avec effort.
    — Ce n’est pas une raison. Petite fille, déjà, elle était négligente. Je suis sûre qu’Akim, lui, ne perd jamais rien. Apporte-moi donc une autre photographie. Je la mettrai dans le colis de Nina. Tu en trouveras dans le tiroir de mon secrétaire.
    — À l’instant, dit Arapoff.
    Mais il n’avait pas envie de bouger. Il restait là, dans la lumière du soleil, désemparé et malheureux. Le bourdonnement de la rue, le tintement des assiettes et des couverts qu’on disposait dans la salle à manger voisine, ne faisaient qu’accroître, inexplicablement, son désarroi. Zénaïde Vassilievna regarda son mari avec inquiétude. Le visage d’Arapoff, à la barbe déteinte, aux cheveux fins et gris, lui parut étranger soudain. Il serait ainsi sur son lit de mort, c’était sûr. Elle frissonna et dit rapidement :
    — Tu ne te sens pas bien ?
    Alors le visage se ramassa, tenta de sourire. Les rides s’animèrent un peu :
    — J’y vais ! J’y vais ! Ah ! que tu aimes commander, ma chère !
    En passant devant la bergère bouton d’or, il grommela, par habitude :
    — Vraiment, il faudra réparer le pied de ce meuble vénérable. Rappelle-moi d’en parler à Guérassime.
    — Oui, mon ami.
    Déjà, il était dans le vestibule et gravissait l’escalier aux marches de bois grinçant. Dans le couloir du premier étage, il s’immobilisa pour souffler et ferma les yeux. Les chambres des enfants donnaient sur ce corridor sombre et frais, aux parois striées de lézardes. Chaque fois qu’il voyait ces portes closes, Arapoff éprouvait un pincement funèbre au niveau de la gorge. Toute la maison, avec ses compartiments vides, ses armoires inutiles, ses matelas silencieux, prenait appui sur ses épaules et l’empêchait de respirer. Condamné à la solitude et au souvenir, il portait sur son dos une lourde coquille de pierre.
    Timidement, comme un voleur, il poussa un battant, glissa un regard rapide dans la pièce qui avait été celle de Tania et de Lioubov. Les murs roses, les rideaux de tulle, les lits jumeaux, étroits et plats, refusaient de vivre. Une négation

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