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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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tragique venait de ces objets consacrés par le temps. Tout était bien fini. À côté, les chambres de Nina, d’Akim, de Nicolas, étaient pétrifiées dans la même indifférence totale et propre. Le soleil et le murmure des feuillages s’arrêtaient au bord de ce néant. Sur la table d’Akim, traînait encore un porte-plume qu’il avait rongé en écrivant ses devoirs, lorsqu’il n’était qu’un élève du gymnase municipal. Des piles de livres poussiéreux encombraient un rayon de bois, au-dessus du divan où avait dormi Nicolas. Dans le grenier, s’amoncelaient des poupées aux jambes brisées et des malles pleines de vieilles robes douces. Toutes ces épaves, Arapoff les connaissait par cœur. Même si la maison brûlait jusqu’à la dernière poutre, jusqu’au dernier moellon, il ne serait pas débarrassé de ces meubles, de ces défroques, de ces jouets hors d’usage. Ils resteraient dans sa vie, aussi présents, aussi pesants qu’aujourd’hui. Quoi qu’il fît, où qu’il logeât, il y aurait désormais des couloirs frais et sombres, des chambres de jeunes filles aux papiers roses, et des greniers bourrés de poupées démantibulées et de jupes raidies de poussière, aux teintes affligeantes.
    — C’est vraiment trop grand pour nous deux, maintenant, murmura-t-il sans conviction.
    Le son de sa voix lui parut comique. Il eut envie de crier : « Tania, Nina, êtes-vous prêtes ? » Mais il se ressaisit aussitôt et eut honte de sa faiblesse. Qu’était-il venu faire dans ce corridor ? Impossible de le savoir. Subitement, sa mémoire le trahissait. Il avait parfois de ces absences éclatantes et brèves, qui le laissaient pantois, au bord du trou. « Voyons, voyons… Zina m’avait dit… Ah ! bien sûr, la photographie. » Il sourit dans le vide et se dirigea vers la dernière porte du couloir.
    Lorsqu’il revint au salon, Mayoroff était assis en face de Zénaïde Vassilievna et lui parlait avec animation. En apercevant ce petit homme rose, moite et dodu, au regard bleu, aux lèvres pincées, Arapoff éprouva, comme à chaque rencontre, un sentiment d’impatience et de gêne.
    — Heureux de vous voir, respectable Constantin Kirillovitch, dit Mayoroff en se levant prestement de sa chaise.
    — Reste assis, mon bon, dit Arapoff en posant une main sur l’épaule de son gendre. J’apporte une photographie de nous deux pour ta femme. Elle a perdu l’autre.
    Mayoroff fit un sourire lisse et susurra :
    — Je finirai par croire que Ninouche préfère les photographies aux modèles.
    — Que veux-tu dire ? demanda Arapoff avec brusquerie.
    — J’ai reçu une nouvelle lettre de Nina, hier, si on peut appeler lettre ce carré de papier barré de trois lignes d’écriture, dit Mayoroff en tirant de sa poche un feuillet chiffonné.
    — Elle n’a guère le temps d’écrire, la pauvre, gémit Zénaïde Vassilievna.
    — Permettez-moi de vous dire, belle-maman, rétorqua Mayoroff, qu’une femme qui honore son mari trouvera toujours le temps nécessaire pour lui écrire. Mais la guerre a bouleversé les mœurs de notre société. Chacun vit sa vie. Vous voyez le résultat…
    Et il pointa un doigt vers son cœur, en inclinant la tête.
    — Il n’a pas l’air de se porter trop mal, le résultat, dit Arapoff en riant.
    Mayoroff pâlit légèrement et ses narines se gonflèrent :
    — Ne plaisantez pas, cher Constantin Kirillovitch. L’heure est grave. Malgré mes appels réitérés, Nina refuse de revenir. Autrefois, elle me disait : « Peut-être ». Aujourd’hui, elle me dit : « Jamais. » Il faut agir.
    — Agir ? Comment veux-tu agir ? marmonna Arapoff.
    Le visage poupin de Mayoroff se plissa dans une expression de douleur et de volonté.
    — Vous n’ignorez pas, prononça-t-il d’une voix tremblante, à quel mobile j’ai obéi en demandant mon affectation à Ekaterinodar. Malgré les satisfactions d’amour-propre que je goûtais à accomplir mon dur travail dans la zone des combats, mon devoir était de me fixer auprès de vous et de vous ramener votre fille. J’étais persuadé que, me sachant ici, elle tenterait l’impossible pour me rejoindre. C’est en pensant à Nina, et uniquement à elle, que j’ai accepté cette occasion de permuter avec un collègue. Vous me direz que je rends ici, à l’hôpital, plus

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