Le Sac et la cendre
nocturne, un souvenir s’imposait à l’esprit de Michel. Il se rappela qu’Akim avait été blessé, lui aussi, durant la guerre russo-japonaise. Son beau-frère lui avait raconté par le menu les circonstances de ce jeu solitaire contre la mort, dans une contrée désertique, neigeuse, inexorable, quelque part aux environs de Moukden. Il lui avait dit son angoisse devant l’emprise du froid sur sa chair sans défense. Ainsi, tous deux avaient été frappés dans le dos, abandonnés sans secours aux travaux d’une nature insensible, livrés sur un plateau aux magies de l’ombre et du silence. À quelques détails près, il semblait à Michel qu’il recommençait l’épreuve d’Akim. Mais Akim avait lutté pour demeurer en vie, coûte que coûte, malgré l’isolement, la douleur et le sang perdu. Lui, en revanche, n’aspirait qu’à se fondre au néant, le plus tôt possible. Quelqu’un dit :
— Oh ! j’ai mal ! Oh ! j’ai soif !
« C’est moi qui ai parlé, songea Michel avec amusement. Je parle sans le savoir. Bientôt, je ne parlerai plus. Le monde continuera sans moi. D’autres hommes viendront, pour bâtir d’autres maisons, aimer d’autres femmes et faire d’autres guerres. »
Il essaya d’étendre les jambes, et une bouche s’ouvrit dans son dos, cracha quelque chose d’épais et de chaud. Un fleuve bougeait sous lui. Son corps était une nacelle. Des matelots couraient sur son visage et hissaient des voiles. À la première brise, l’esquif allait partir en se dandinant un peu sur les flots.
« Parfait, parfait. La grand-voile, maintenant. À vos postes ! Larguez les amarres ! »
Il souriait. Une béatitude surnaturelle allégeait sa tête. Il entendit une musique très douce et chercha le nom de la mélodie. C’était l’ouverture d’un opéra connu. Il avait assisté à sa représentation avec Tania. Toutes les femmes étaient jolies. Une, deux, trois… « Comment était-ce déjà ? »
Ah ! enfin une fraîcheur, un mouvement de l’air. Les voiles se gonflaient. Les berges du fleuve glissaient de part et d’autre du navire. Des gens agitaient leurs chapeaux : « Adieu ! Adieu ! »
Un lièvre parut à la lisière du boqueteau et s’assit sur son derrière, les oreilles droites, le museau froncé, attentif. Michel regretta de ne l’avoir pas embarqué avec lui. « Tout ce que je laisse : des lièvres, des feuilles, de la mousse qui sent bon. Tant pis, je trouverai mieux là-bas. » Autour de lui, les cadavres étendus dans l’herbe avaient déjà appareillé vers des mers pures et phosphorescentes. Il était en retard. Il allait les rejoindre. Tous des hussards d’Alexandra. Tous des amis. Les cris de la foule se faisaient à peine distincts : « Adieu ! Adieu… Dieu… Dieu… » Une ombre passa devant les yeux de Michel. « Ça y est, songea-t-il, je suis parti, je suis mort. Comme c’est bien ! » Plus tard, un bruit de pas lui fit rouvrir les paupières. Il fut étonné de se retrouver couché à la même place, dans la même mare de sang. Deux silhouettes noires se profilaient sur le fond bleu du ciel : des soldats allemands. Le reflet de la lune fouillait leurs figures barbues. Ils allaient d’un corps à l’autre, se baissaient, grognaient, retiraient les bottes des cadavres. Un hussard ayant remué faiblement, les Allemands le frappèrent à coups de baïonnette. « Ils achèvent les blessés, pensa Michel. C’est parfait. Ainsi, tout sera fini plus vite. » De nouveau, une mélodie douce résonna dans ses oreilles. Le geste des Allemands ne le révoltait pas. La cruauté, la lâcheté, la douleur étaient des mots vides de sens. Les lois humaines n’avaient plus cours. Tout était régi par des ordonnances très supérieures qui s’exprimaient en musique. Cette musique venait des astres.
L’un des soldats avait disparu dans la forêt. L’autre piétinait, furetait encore entre les épaves. On eût dit qu’il cherchait des champignons. Il s’avança dans la direction de Michel. Sous le bras gauche, il portait une brassée de bottes. Sa main droite tenait un fusil lourd et long. « Je vais pousser un cri pour signaler ma présence et il me tuera », pensa Michel. Mais il ne poussa pas de cri et demeura immobile, les dents serrées, la langue sèche.
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