Le Sac et la cendre
jeu. Dans les affaires de la guerre aussi bien que dans les affaires commerciales. Ce sursaut d’honnêteté amusa Michel, comme un rappel inattendu du passé. « J’étais ainsi. Droit et simple. Ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Le débiteur incorrect, l’épouse infidèle, le parjure, l’évadé, méritent une égale répréhension parce qu’ils ont manqué à leur parole. N’est-ce pas là une vision un peu sommaire de l’existence ? Ne suis-je pas tout près de comprendre et d’excuser, sinon Tania, du moins d’autres tricheurs ? » Il secoua ses épaules, qui s’engourdissaient dans le froid, et reprit sa pelle.
— Remarque bien, dit Ostap, qu’on pourrait s’enfuir. Mais où veux-tu qu’on aille avec cette défroque ? Le lendemain même, on serait repris. C’est ça qui est grave.
— Oui, c’est ça qui est grave, dit Michel.
— Les gens d’ici nous détestent. On est pis que des bêtes, pour eux. Et, avec ça, comment se faire comprendre ? C’est même drôle que pas un Allemand ne sache parler le russe…
Il réfléchit un instant et ajouta :
— C’est honteux !
La sentinelle, qui les observait depuis un moment, s’approcha et glapit d’une voix enrouée :
— Schnauze ! Mal feste ran ! (7)
— Ça va, ça va, grogna Ostap, on te l’enlèvera, ta neige.
Répondant au cri du soldat, toute la ligne des prisonniers accéléra instinctivement son travail. Les dos se haussaient et s’abaissaient à un rythme alerte. Les pelles allaient et venaient gaiement. Mais cette émulation factice dura cinq minutes à peine. Bientôt, une sage lenteur alourdit de nouveau les mouvements des captifs. La neige était une glu sucrée, où les instruments s’enlisaient à chaque geste, comme des cuillères. Un vent froid se leva, poussant devant lui une poudre brillante. Les haillons des hommes frissonnèrent, tel un plumage. Coiffés de bonnets de fourrure galeux, de casquettes déchirées et de passe-montagnes en tricot, vêtus de manteaux dont la doublure laineuse s’échappait en flocons, ou de capotes flottantes tapissées de boue, chaussés de bottes, de pantoufles de tille, de galoches tordues, ils paraissaient être une compagnie de mendiants. La diversité de leurs accoutrements était telle qu’il était difficile de les croire issus d’une même armée et d’un même pays. On eût dit que, par malice, ils avaient perfectionné leur misère, chacun dans un sens différent, transformant l’uniforme en habit personnel, gardant ceci, rejetant cela, ajustant à leur goût des loques vénérables, et sécrétant une carapace qui ne ressemblait à aucune autre, mais qui les contenait parce qu’elle était bien à eux. La blancheur de la campagne accusait encore la laideur et la pauvreté de ce troupeau d’épouvantails humains. À voir ses compagnons hâves, vaincus et guenilleux, Michel se demandait quelle tête il pouvait bien avoir lui-même. Depuis son arrivée au camp, il n’avait pas eu l’occasion de se regarder dans une glace. Il ne connaissait sa figure que par le toucher. Promenant sa main sur son front, sur son nez, sur ses joues, il en évoquait approximativement la maigreur et la saleté. Une barbe raide et noire lui couvrait le bas de la face. Ses dents lui faisaient mal. Comme chaque jour, à l’approche de midi, sa fatigue devenait accablante, et un découragement maladif remplaçait la bonne humeur du matin. Mais cette crise quotidienne, qu’il attribuait à la faim et à la blessure, ne l’inquiétait pas. Il savait que, quelques heures plus tard, il retrouverait une énergie intacte. Même, il tâchait de travailler plus vite pour s’étourdir.
La pelle entrait dans la masse avec un bruit d’étoffe déchirée. La croûte blanche se fendillait, miroitait de mille étincelles bleu et jaune. Un vertige de diamants éclatait dans les yeux de Michel. Ses reins pliaient sous une ceinture de plomb. Violemment, il arracha un paquet de neige et le lança loin de lui, avec un « han ! » de désespoir. Une nausée, à goût d’œufs pourris et de choux, lui gonfla les lèvres. Il chancela. Il allait tomber. Autour de sa tête, virait avec lenteur un large disque d’albâtre, piqué, çà et là, d’arbres noirs et de petits hommes crasseux. Mais, maintenant, c’étaient les arbres qui
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