Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
Vom Netzwerk:
travaillaient, et les hommes qui recevaient des corbeaux sur leurs branches.
    —  Schnell  !  Schnell  !  hurla une voix désagréable.  Robotti ,  robotti  ! (8)
    Les corbeaux s’envolèrent. Comme un automate. Michel balança, projeta sa pelle dans un matelas de duvets et de perles. Et tout son corps accompagna le geste. Il avait pris son essor. Il planait au-dessus d’un paysage de glace. Des montagnes, des fleuves gelés, des forêts de givre, des maisons douillettes défilaient sous son ventre Subitement, il atterrit dans une matière froide et blanche. La neige lui emplit la bouche d’une saveur de vide et de citron. Quelqu’un lui secouait l’épaule. « Ah ! oui la sentinelle, les Allemands. » Il se releva péniblement et frotta ses yeux encombrés de joyaux. Ostap lui tendait la pelle qu’il avait laissé échapper.
    —  Schnell  !  Schnell  !…  Los  ! (9)  .
    — Oui… oui…, on a compris…, marmonna Michel.
    Et il se remit à travailler, les dents serrées, les mains en feu. « Si mes employés me voyaient… » Comme il était sur le point de défaillir pour la seconde fois, un coup de sifflet retentit, strident et long, les prisonniers se redressèrent et une rumeur satisfaite monta de la route vers le ciel. C’était la pause.
    —  Heringe fassen  ! … (10)
    Les hommes se rangeaient en ligne, s’ébrouaient, battaient la semelle, soufflaient dans leurs poings gourds. Puis, la procession se mettait en marche et défilait devant un tonneau, fiché dans la neige, au bord du chemin. Tour à tour, sous l’œil des deux sentinelles, les captifs plongeaient la main dans le fût et en tiraient un hareng salé. Les vétérans avaient une grosse habitude de cet exercice et savaient, sans ralentir leur allure, choisir, à tâtons, un poisson de taille. Les nouveaux, en revanche, attrapaient la première queue venue et soulevaient dans l’air une minuscule loque aux écailles d’argent. Des éclats de rire saluaient leur dépit. Les sentinelles elles-mêmes riaient.
    En s’approchant du lieu de la distribution, Michel sentit l’odeur délicieuse de la marée et une salive abondante entoura ses gencives. Fourrant le bras dans la barrique, il empoigna un hareng, au juger. C’était une belle pièce, toute barbouillée de saumure rosâtre. Quelques pas plus loin, il la roula dans la neige pour la débarrasser des grains de sel et s’assit à croupetons aux côtés de ses camarades. Les hommes dévoraient leur pitance avec des mines sérieuses et bestiales. L’essentiel était de manger lentement, pour faire durer le plaisir. Michel broyait la chair du hareng, la réduisait en bouillie, la malaxait avec la langue et la passait plusieurs fois d’une joue à l’autre, avant de l’avaler. Personne ne parlait. Après la dernière bouchée, on se rafraîchissait le palais avec un peu de neige propre. Ostap, installé auprès de Michel, tira de sa poche une petite boîte de métal, où il conservait ce qu’il appelait son tabac, c’est-à-dire des débris de feuilles mortes mêlées à des glands concassés. Ensuite, il glissa la main dans sa botte droite, qui était garnie de papiers journaux, à cause du froid, arracha un lambeau de gazette, l’incurva entre le pouce et l’index et l’emplit jusqu’aux bords avec cette poudre grisâtre. Un coup de langue, et une cigarette obèse, difforme, démesurée, fleurit entre ses doigts. Il l’alluma et aspira goulûment la fumée nauséabonde.
    — Je t’envie de pouvoir fumer cette saleté, dit Michel.
    — Moi aussi, je m’envie, dit Ostap. Mais j’aimerais mieux fumer les poils de ma barbe que rien du tout. C’est comme ça, mon fils. Chacun son péché. Sinon, Dieu n’est pas content. Comment te sens-tu ?
    — Mieux. J’avais faim, sans doute.
    — Fameux hors-d’œuvre ! Avec un peu de vodka par-devant et du  borsch  par-derrière, ça pourrait aller.
    Sa lourde tête était posée sur ses épaules comme un pavé. Tout en lui était simple, lent et généreux. Avec ça, bavard comme une pie. Au camp, il empêchait les autres de dormir à force de raconter des histoires. Mais on l’aimait bien, parce qu’il était serviable. On disait de lui ; « Si les Allemands n’avaient que des prisonniers comme Ostap, ils finiraient par apprécier les Russes. » Ce n’était pas

Weitere Kostenlose Bücher