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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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hommes qu’il n’osait pas blâmer avec une conviction suffisante, il se sentait inutile et vaincu. Il lui semblait que le peuple le dépassait, que les événements le débordaient, qu’il restait en arrière du flot, avec des opinions surannées et un courage sans emploi. Cramponné à un idéal révolu, il était pareil à ces vieillards qui ne savent pas vivre avec leur temps et se désolent au lieu d’agir.
    Enfin, les deux Allemands regagnèrent leur barque. Le petit gros prit les avirons. Platoff et son camarade agitèrent leurs mains en signe d’adieu. L’embarcation s’éloignait de la rive, avec un murmure frileux. Les silhouettes prises se diluaient dans la nuit. Bientôt, seul fut visible, au-dessus de l’eau miroitante, le mouchoir qui dansait au bout de la perche. Lorsque le mouchoir blanc disparut à son tour, Platoff revint vers Nicolas et lui rendit son fusil en disant :
    — T’as vu comment qu’on est, nous autres ? Pas des tigres. Des hommes.

V
    Lorsque Volodia eut fini de s’habiller, Kisiakoff le pria de marcher, de long en large, dans la chambre. Ayant choisi lui-même toutes les pièces de la toilette, il voulait s’assurer de l’effet produit. Clignant les paupières en artiste, il répétait :
    — Impeccable, impeccable !… Le public n’aura d’yeux que pour toi… Qui sait même si Tania…
    — Rien ne prouve qu’elle sera là, dit Volodia en étouffant un bâillement derrière sa main. Moi, je ne pense pas qu’elle vienne…
    — Elle ne peut pas manquer une conférence de Malinoff. Sa petite amie, Eugénie Smirnoff, en ferait une maladie.
    — Ça va être ennuyeux, cette conférence ?
    — Comme toutes les conférences.
    — Alors, pourquoi y allons-nous ?
    — Pour te montrer.
    — À qui ?
    — À Tania d’abord, à tout Moscou ensuite.
    — Je t’ai déjà dit que cela m’agaçait de revoir Tania, murmura Volodia en pinçant le nœud de sa cravate devant la glace. Tania et moi, c’est fini, c’est mort.
    — Ça peut renaître.
    — Non. Sois gentil. Restons à la maison. On boira du thé. On jouera aux échecs…
    Kisiakoff tripotait sa barbe avec impatience.
    — Pas de caprices, Volodia, dit-il brusquement. Tu sais que je n’aime pas ça. Il faut que j’aille à cette conférence, et tu m’accompagneras.
    — Ça t’intéresse d’entendre Malinoff exposer les buts de guerre de la Russie et raconter des souvenirs sur son voyage au front ?
    — J’ai besoin de me faire une opinion.
    — Sur quoi ?
    — Sur l’opinion des autres.
    Volodia haussa les épaules et alla se porter devant la fenêtre, le dos tourné à Kisiakoff en signe de protestation. À dater du jour où Kisiakoff avait acheté cette imprimerie, à Pétrograd, une grande transformation s’était opérée en lui. Jadis, à part ses mystérieuses sorties du matin, il passait tout son temps à la maison, préparant des gâteaux, lisant des livres de cuisine, étalant des patiences. Volodia avait fini par s’habituer à cette présence encombrante. Kisiakoff était dans sa vie comme un balancier sûr et pesant. Il allait, il venait avec une régularité automatique. Il commandait au déroulement des minutes. Il donnait un sens à l’écoulement monotone du temps. Or, depuis deux mois, cette belle mécanique ne fonctionnait plus. Les horaires étaient compromis. Trop souvent, Kisiakoff quittait Moscou pour se rendre à Pétrograd, où il demeurait parfois plus de trois jours d’affilée. Et jamais il n’emmenait Volodia en voyage. À son retour même, il se montrait préoccupé, hargneux. Quelque chose d’indicible le tourmentait. Lorsque Volodia lui demandait des nouvelles de l’affaire, il éludait les questions ou se fâchait tout rouge. Volodia en arrivait à être jaloux de l’imprimerie.
    — Eh bien, on s’en va ? demanda Kisiakoff en posant une main sur l’épaule de Volodia.
    — Non, s’écria Volodia. Ce n’est pas juste. Je cède toujours. J’en ai assez de faire ce qui t’amuse, alors que toi…
    — Quoi ?
    — Alors que toi, tu me laisses seul, si souvent, pour t’occuper de ta sale typographie.
    — De quoi vivrions-nous, blanc-bec, si je ne travaillais pas ?
    — Tu n’as qu’à travailler à Moscou.
    — On travaille où on peut !
    — Puisque c’est ça, emmène-moi dans tes voyages. Je m’ennuie tout

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