Le Sac et la cendre
seul.
— Tu t’ennuies de moi ?
Kisiakoff paraissait ahuri, attendri par cette révélation. Sa face engraissait de contentement. Il glissa la langue d’un coin à l’autre de ses lèvres et bredouilla :
— Ma chevrette !
— Oh ! quelle vie ! gémit Volodia.
Et il se laissa choir sur le canapé.
— Volodia ! cria Kisiakoff. Tu vas froisser ton complet. Déjà ta cravate est toute dérangée. Et ton gilet se gondole. Lève-toi. Tire tes manchettes.
— Et moi, je n’ai pas envie de tirer mes manchettes, dit Volodia d’un air faux et insolent.
Kisiakoff baissa les paupières, comme pour se recueillir dans la douleur.
— Écoute, dit-il enfin. Je dois repartir dans quatre ou cinq jours pour Pétrograd. Tu m’accompagneras. Je te le promets. Et maintenant, viens. Nous allons être en retard.
Volodia se dressa sur ses jambes et se détendit, les bras en croix, la bouche ouverte.
— Ah ! tu es mon choléra perpétuel ! dit Kisiakoff en joignant les mains. Ce matin, j’ai découvert un poil blanc dans ma barbe. Le premier. Tu en es la cause.
— Donne-le-moi, je le mettrai dans le médaillon, dit Volodia.
Et il éclata de rire.
— Choléra ! choléra ! grommelait Kisiakoff en balançant la tête.
La conférence avait lieu dans le grand salon du fabricant moscovite Jeltoff, membre honoraire de la Société d’Études politiques, philosophiques et sociales. Des chaises de bois doré et des banquettes matelassées de velours rouges servaient de sièges à une assistance très parée, où dominait l’élément féminin. La table de l’orateur semblait un radeau chétif que baignaient des flots de chapeaux à plumes, de fourrures frémissantes et de voilettes tirées sur des profils secrets. Entre les murs de marbre jaune citron, s’encastraient, à intervalles réguliers, des glaces hautes et étroites, dont la profondeur doublait encore les dimensions de la pièce, le nombre des auditeurs et l’éclat des lustres à pendeloques. Çà et là, une statue d’albâtre humiliait, de son geste immobile et de sa nudité parfaite, un paquet de visages vivants. Des laquais en livrée bleue, à boutons de cuivre, se tenaient aux portes et dans l’encadrement des fenêtres. L’air sentait vaguement le parfum des dames soignées et le produit pour l’astiquage des bronzes.
La voix de Malinoff, un peu aigre et chevrotante, dominait difficilement le craquement des dossiers et le froissement des robes. Le sujet de son discours était sévère. Sur la demande de la Société d’Études politiques, philosophiques et sociales, il avait accepté d’exposer ses vues sur les buts de guerre de la Russie et les réformes qui s’imposaient pour la conclusion victorieuse des hostilités. Afin d’égayer un peu ces considérations abstraites, il relatait, de temps en temps, quelque souvenir personnel de ses visites au front. Plusieurs fois, les invités lui avaient coupé la parole par des applaudissements et des rires. Malinoff était content de son public et de lui-même. Prenant de l’assurance, il lisait son texte plus lentement qu’au début, s’arrêtait après les phrases décisives, changeait d’intonation comme un acteur chevronné.
Assise au dixième rang, entre Eugénie Smirnoff et le maître de maison, Tania regardait Malinoff avec une curiosité bienveillante. L’idée que ce petit homme à la barbiche blonde et au teint de papier fané fût l’amant d’Eugénie lui paraissait à la fois pitoyable et comique. Ce qu’il disait ne l’intéressait guère. Elle avait entendu cent fois, sous une autre forme, ces propos sur la nécessité d’un gouvernement populaire en Russie. Depuis quelques mois, on parlait ouvertement, et dans tous les milieux, de l’influence néfaste que l’entourage de l’empereur exerçait sur la conduite des affaires politiques. Personne ne se gênait plus pour critiquer la tsarine, assaillie jour et nuit d’inquiétudes mystiques, tremblant pour l’existence de son fils et tout entière soumise au pouvoir de Raspoutine. À la Douma, le député Milioukoff avait même osé dénoncer publiquement le trafic d’influence du moine défroqué, dont les protégés accédaient aux postes ministériels les plus enviables. Il avait exigé le renvoi immédiat du thaumaturge, l’épuration de la camarilla qui cernait le trône, la constitution d’un
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