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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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gouvernement libéral, en dehors de tout complot de palais. Bien que la diffusion de son discours eût été interdite par la censure, d’innombrables copies du texte circulaient à l’arrière et au front. Malinoff ne faisait que paraphraser les déclarations de son illustre devancier, en les accommodant de quelques remarques personnelles. Parfois, il donnait un coup de poing sur la table, et Eugénie Smirnoff sursautait, comme si elle eût été responsable de sa colère. Ses joues viraient au rose vif. Elle murmurait en se penchant vers Tania :
    — Il est très en forme, aujourd’hui. Il empoigne.
    Tania serrait les lèvres pour ne pas rire. Comment se faisait-il qu’Eugénie fût éprise de ce pantin prétentieux et chlorotique ? La renommée de Malinoff suffisait-elle à compenser, aux yeux de la jeune femme, ses imperfections physiques, son manque de caractère et son orgueil démesuré ? Depuis qu’elle s’était détachée de Volodia, Tania se sentait devenir incompréhensive et hostile envers toute personne amoureuse. Il lui semblait qu’elle dominait de haut ces jeux de la chair et de la vanité. La présence de Volodia et de Kisiakoff dans la salle ne pouvait que la rassurer sur son propre compte. Ils étaient assis à trois rangs derrière elle, sur la droite. Elle les avait vus entrer et avait répondu à leur salut, sans éprouver dans son cœur un autre sentiment que la contrariété. Sans doute Kisiakoff avait-il espéré l’émouvoir par cette rencontre inattendue. Volodia était habillé avec recherche, pommadé, frisé comme une poupée. La fixité limpide de son œil de verre, la petite cicatrice qui traversait son front ajoutaient encore à son charme. Mais Tania s’était évadée de l’ensorcellement. L’objet de son ancienne passion lui paraissait aujourd’hui parfaitement méprisable. Bien qu’il lui eût été facile de l’apercevoir en tournant légèrement la tête, elle préférait regarder Malinoff. Elle ne s’interrogeait même plus sur l’opinion de Volodia à son égard. Il lui importait peu qu’il la jugeât laide ou jolie, coquettement habillée ou attifée en dépit du bon sens. Comme Malinoff s’interrompit pour boire une gorgée d’eau, Eugénie chuchota :
    — Il te regarde.
    — Oui « il » ? demanda Tania avec majesté.
    — Volodia.
    — Ah ! oui ? Laisse-le me regarder, si ça l’amuse.
    — Ça n’a pas l’air de l’amuser.
    — Quelle tête fait-il ?
    — Il paraît triste. Il se penche vers Kisiakoff. Il lui dit quelque chose à l’oreille. Sûrement, il lui parle de toi.
    Sans que Tania lui eût confié le moindre détail sur sa liaison avec Volodia, Eugénie soupçonnait les motifs de leur inimité actuelle et ne perdait pas une occasion de prouver qu’elle était au courant de tout :
    « Il a fini de parler. Il te regarde encore. Moi, rien qu’à voir son œil de verre, cela me glace. J’ai l’impression qu’on met une grenouille dans ma main. Et toi ?
    — Non.
    — Il te plaît, avec son œil de verre ?
    — Je ne me le demande même pas.
    — Que tu as de la chance ! soupira Eugénie. Si je pouvais être aussi indifférente envers Malinoff que toi envers Volodia, ma vie serait un paradis !
    Elle se tamponna le bout du nez avec un mouchoir, comme pour cacher son émotion. Malinoff reprit ses papiers en main. Quelques dames dirent :
    — Chut !… chut !… Silence !…
    Et la voix du conférencier s’éleva de nouveau, grêle, métallique, forcée :
    — Parvenus à ce point du drame russe, une question se pose : « Que faire ? Où aller ? Devons-nous continuer à soutenir une clique de traîtres, de prévaricateurs, d’espions et de faux mystiques, ou obtenir de l’empereur qu’il chasse ses mauvais conseillers et ne s’entoure plus que de personnalités en qui le peuple aura mis sa confiance ? Devons-nous laisser l’armée russe succomber par la faute des incapables qui nous dirigent, ou tenter une réforme pour accorder à nos soldats un gouvernement civil digne de leur vertu militaire ? Il ne s’agit pas d’une révolution sanglante, mais d’une révolution de palais. Nous ne sommes pas des insurgés dressés contre l’empereur. Mais en quelque sorte, les insurgés de l’empereur. J’espère qui vous saisirez la nuance…
    Derrière Malinoff, un portrait de Nicolas II considérait la

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