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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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été assassiné !
    Il y eut un moment de stupéfaction unanime. Et, brusquement, toute l’assistance explosa en gestes fous, en interjections discordantes :
    — Avez-vous des détails ?
    — Où ? Quand ?
    — Connaît-on le nom du justicier ?
    — Merci, mon Dieu, merci !…
    Des femmes s’étaient dressées et jetaient leurs mouchoirs en l’air. D’autres applaudissaient, trépignaient, ou se signaient en pleurant.
    Quelqu’un hurla :
    — Ce n’est pas possible !
    — Mon information est absolument certaine, déclara Malinoff, les larmes aux yeux. Le meurtre a été commis vers six heures du matin, dans un palais de Pétrograd. Le corps a disparu. On ne connaît pas encore le nom de ceux que je me refuse à appeler des assassins. Mais on croit savoir qu’il s’agit de personnages très haut placés. La gratitude de la Russie entière leur est acquise. L’une des principales causes de notre cauchemar a cessé d’exister. Justice est faite.
    Il s’épongeait le front avec son mouchoir et riait doucement en regardant la salle.
    Devant lui, des gens s’embrassaient, se congratulaient pour la bonne nouvelle. Le maître de maison, grimpé sur une chaise, vociférait :
    — Que personne ne sorte ! J’ai donné ordre d’amener du champagne ! Nous boirons tous à la santé de celui ou de ceux qui ont débarrassé notre patrie de ce vieux bouc malodorant et vicieux !
    Kisiakoff était devenu blafard. Sa lourde main se perdait dans les poils de sa barbe. Ses yeux étaient vides comme ceux d’un cadavre. Il s’inclina enfin vers Volodia et murmura promptement :
    — Reste ici. Je vais interroger le secrétaire de Malinoff…
    Demeuré seul, Volodia se rassit sur sa chaise et croisa les jambes, avec une indolence affectée. L’agitation de ces marionnettes lui semblait éminemment grotesque. Fallait-il tant se réjouir parce qu’un charlatan avait disparu de la surface du globe ? La vie changerait-elle parce qu’on avait retiré un pion de l’échiquier humain ? Demain, viendraient d’autres Raspoutine, barbus et terrifiants. Nul n’était irremplaçable. Le cours des événements était indépendant de la volonté de chacun. Volodia le savait bien, lui qui avait résolu de se tuer, et qui se trouvait présentement dans cette salle, avec cet œil de verre et cet esprit délabré. Du regard, il chercha Tania et la découvrit dans un groupe de femmes effervescentes. Il lui parut qu’elle avait changé, maigri, pendant ces derniers mois. Ce chapeau à plumes était trop grand pour elle. Il oscillait de façon ridicule tandis qu’elle parlait à ses bonnes amies. Sans doute était-elle bouleversée de joie, comme tout le monde, par la mort du fameux guérisseur. Autour de ce cadavre, c’était une farandole de dames parfumées et de messieurs à faux cols propres. Pauvre Tania, si exactement semblable à toutes ses compagnes, si fade, si usée, si nulle ! Comme il se sentait loin d’elle, délivré d’elle et de son souvenir ! La guerre, la politique, l’amour, tout lui était égal. Parmi cette assistance bourdonnante, il était comme un homme d’un autre siècle, ou d’une autre planète, incapable de partager les réactions de son entourage et tout juste bon à juger les êtres et les choses en spectateur narquois. Il bâilla d’ennui, consulta sa montre, décroisa les jambes. Kisiakoff ne revenait toujours pas. Des laquais apportaient des coupes de champagne sur des plateaux d’argent. Volodia prit un verre et le renifla avec délices. Une petite dame au menton velouté, au nez en trompette, s’avança vers lui et dit :
    — À la santé de nos sauveurs !
    — Si vous voulez, dit Volodia en souriant.
    Et il vida sa coupe d’un trait.
    À ce moment, Kisiakoff se dressa devant lui, opaque et noir, comme un tronc d’arbre.
    — Alors ? demanda Volodia. C’est sûr ?
    — Oui, c’est sûr, dit Kisiakoff d’une voix altérée.
    — Et ça t’ennuie ?
    — Non.
    — Pourquoi fais-tu donc cette tête ?
    — Parce que je réfléchis, dit Kisiakoff. L’événement est grave. Beaucoup plus grave que ne le croient tous ces imbéciles.
    Les poils de sa barbe frémirent autour des lèvres. Ses sourcils se nouèrent en ligne épaisse :
    — Nous partons cette nuit même pour Pétrograd.
    — Quoi ? s’écria Volodia. Tu m’avais dit que

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