Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
Vom Netzwerk:
balançant la tête. Quel mauvais roman ! Rien ne manque. Des princes, des partisans, des femmes, une table servie, de la vaisselle plate, du champagne, des cristaux, du poison, quelqu’un de lourd et de barbu qu’on assassine, les verres brisés, des coups de feu, du sang partout, et ce cadavre enveloppé dans un tapis, emporté en voiture, jeté du haut d’un pont, et qui reparaît soudain, dénonciateur, terrible, sur un fond d’eau noire, encadré dans la glace et la neige.
    Il se mit à rire sans desserrer les dents, les joues gonflées, le regard immobile.
    — Qu’en penses-tu, Volodia ? demanda-t-il enfin.
    — Rien. J’ai sommeil.
    — Moi, je n’ai pas sommeil, ma petite miette. On ne peut plus avoir sommeil. Le temps du sommeil est passé. Le sang remue et chante. Rien ne souille plus. Tout est permis. Tue, vole, viole, mens, trahis, vomis sur les nappes !
    Il ramassa une pierre et la jeta vers le trou. Mais la pierre tomba sur la glace.
    — Dommage, dit Kisiakoff. Essaie, toi, Volodia.
    Volodia, à son tour, prit un caillou et le lança violemment dans la direction de la brèche. L’eau, atteinte en plein centre, poussa un « floc » lugubre et engloutit le projectile.
    — Tu entends ? dit Kisiakoff en levant un doigt. C’est tout ce qui reste. Une bulle. Et le courant continue, continue, pour les siècles des siècles. Grichka Raspoutine n’est plus qu’un morceau de viande. Il est parti trop tôt, le pauvre ! Ah ! comme il aurait été heureux de vivre les journées extravagantes qui se préparent. Mais cet imbécile de cocher a peut-être raison. Raspoutine n’est pas mort. Il se prolonge. Il subsiste ailleurs, multiplié à des millions d’exemplaires. Dans toi, dans moi, dans les riches, dans les pauvres…
    Il frappa ses mains l’une contre l’autre :
    — La vie est passionnante. Je voudrais ne jamais mourir.
    Le vent chassait, le long du parapet, une mince poudre de neige. Son sifflement aigu perçait les oreilles. Des étincelles palpitèrent dans le liquide couleur d’encre qui gisait entre les glaçons. Trois hommes se rapprochaient, le dos rond, les mains dans les poches. Lorsqu’ils arrivèrent à hauteur de Kisiakoff, l’un d’eux dit :
    — C’est ici !
    — Brrr ! chuchota l’autre. Ils ont bien choisi leur endroit !
    Ils s’éloignèrent.
    — Je pourrais rester là des heures, dit Kisiakoff avec un étrange sourire.
    — N’oublie pas que tu voulais encore passer à l’imprimerie, dit Volodia.
    Kisiakoff fronça les sourcils :
    — Oui, il le faut. Et pourtant…
    Le cheval, derrière eux, hennit, secoua son harnais avec impatience. Au-dessus de la ville, vibrait une aurore artificielle, faite de mille feux décomposés par le brouillard. Du côté de l’école militaire Paul, des trompettes sonnèrent lointainement et se turent. Ensuite, les cloches de l’église de la Transfiguration, sur la Grande Spasskaïa, lancèrent dans la brume leur tintement monotone et grave, auquel d’autres cloches répondirent.
    « Apaise l’âme de ton esclave décédé », fredonna Kisiakoff en imitant la voix caverneuse des prêtres.
    Puis, il prit le bras de Volodia et se dirigea vers le traîneau, la tête basse, la barbe pendante, comme s’il se fût écarté d’une tombe.
     
    Ayant laissé Volodia à l’hôtel du Brésil, où ils avaient retenu deux chambres, Kisiakoff se fit conduire à l’imprimerie, dans la rue Kharkov, près de l’hôpital Alexandre. Les ouvriers avaient déjà terminé leur journée. Seul le correcteur déambulait, traînant ses pantoufles, entre les casses. L’air sentait l’huile de lin, l’encre grasse, le caoutchouc brûlé. Sur le sol, gisaient les papiers chiffonnés et humides des épreuves. Au fond de la salle, des lampes juponnées de journaux versaient leur lumière dure sur deux machines aux claviers obliques, ponctués de touches blanches et noires. L’affaire était petite et travaillait surtout pour l’impression des brochures populaires, des cartes de visite et des catalogues.
    En apercevant Kisiakoff, le correcteur s’approcha de lui et demanda :
    — Vous avez le texte ?
    — Pas encore.
    — J’ai le temps d’aller manger un morceau, en face ?
    — Oui.
    L’homme, un petit bossu, à la figure intelligente et rusée, toucha sa casquette du bout des

Weitere Kostenlose Bücher