Le Sac et la cendre
nous n’irions pas là-bas avant quatre ou cinq jours…
— J’ai changé d’avis.
— À cause de Raspoutine ?
— Peut-être.
— Je ne vois pas le rapport entre ta typographie et…
— On ne te demande pas de voir quoi que ce soit, dit Kisiakoff, mais d’obéir. Nous partons cette nuit même. Tu m’aideras à faire les valises. Viens.
Volodia se leva docilement et suivit Kisiakoff qui traversait la salle, le cou tendu, les mains dans le dos, comme s’il eût traîné derrière lui un poids considérable. Sur le seuil de la porte, Kisiakoff se retourna et dit encore avec impatience :
— Viens, viens donc…
VI
En aval du pont Pétrovsky, sur la petite Névka, partiellement gelée, les glaçons, accumulés autour de la pile de pierres, laissaient apparaître entre leurs bords vitreux un trou large et hexagonal, entouré de traces de pas. Dans cette anfractuosité, coulait un flot noir, sinistre, pincé de longs frissonnements nerveux. On eût dit qu’un fouet frappait l’eau par-derrière, pour la faire avancer plus vite. De temps en temps, un remous plus violent creusait le liquide, et on entendait craquer la couche blanche, prête à céder sous son effort. Au-dessus de la rivière, stagnait une brume floconneuse, où la lueur des réverbères se diluait en auréoles roussâtres. De l’autre côté, sur l’île Kréstovsky, les arbres du parc Béloselsky haussaient dans le crépuscule des branches raidies de givre, des fantômes de sapins haillonneux. Il faisait froid. Une bise aigre sifflait au-dessus du pont. Kisiakoff tendit la main vers le trou dans la glace et dit :
— C’est là qu’ils l’ont jeté.
— Là ou ailleurs, dit Volodia, qu’est-ce que ça change ? Ça t’amuse de regarder ce trou ? Moi, je gèle. Partons.
Mais Kisiakoff ne bougeait pas. Accoudé au parapet, la tête rentrée dans les épaules, il considérait fixement cette brèche que traversait un courant actif. Pris entre le bonnet de loutre et la barbe, son visage n’était plus qu’un rectangle de peau livide où rayonnaient les yeux. Une haleine forte s’échappait en vapeur de ses lèvres entrouvertes. Il grommela encore :
— Ficelé dans un tapis, avec des chaînes autour, le corps percé de coups, défiguré, saignant…, et hop ! dans la flotte ! Oh ! c’est vraiment étrange !
C’était la veille que deux scaphandriers avaient repêcha le cadavre de Raspoutine. Bien que la police ne laissât publier aucun détail sur le drame, les noms des justiciers étaient connus de tous : le prince Félix Youssoupoff, le député de la droite Pourichkévitch et le grand-duc Dimitri Pavlovitch avaient attiré le staretz dans un guet-apens et l’avaient abattu à coups de revolver, après avoir tenté de l’empoisonner. Ivre de rage et de chagrin, la tsarine exigeait un châtiment exemplaire pour les coupables. Mais les meurtriers étaient trop haut placés pour craindre autre chose que la disgrâce.
— Un prince, un grand-duc, un député, avec leurs mains blanches et leurs maladies nerveuses, reprit Kisiakoff, et, devant eux, cette force de la nature, ce bouffon énorme, aimé de Dieu. Sans doute a-t-il dû sortir de son rôle, oublier son texte, pour que Dieu l’ait abandonné. Il ne faut jamais sortir de son rôle, oublier son texte… Sinon, c’est le trou noir, la Néva qui coule, froide, froide…
Il frissonna et remonta le col de son pardessus. Le cocher qui avait conduit Volodia et Kisiakoff jusqu’au pont Pétrovsky descendit de son siège et s’approcha d’eux.
— Vous regardez ? dit-il d’une voix traînante.
— Oui, murmura Kisiakoff.
— Ça vaut la peine de regarder. Il n’y a pas à dire ! Quelle histoire ! Plus de Grichka Raspoutine. Il est parti en nous ordonnant de vivre longtemps. Bien sûr, un chien doit avoir une mort de chien. Tout de même, pour une fois qu’un moujik était parvenu jusqu’au tsar, ce n’est pas de chance !… Les barines ne l’ont pas permis… C’est normal… Et notre mère la tsarine pleure toutes les larmes de son corps. Paraît qu’elle garde la chemise de Raspoutine comme une relique… Ça ne m’étonnerait pas s’il ressuscitait…
— Retourne à ton traîneau au lieu de bavarder, dit Kisiakoff.
Le cocher s’éloigna. Kisiakoff se signa la poitrine.
— Ainsi, ainsi, dit-il en
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