Le Sac et la cendre
doigts et se dirigea vers la porte en clopinant. Resté seul, Kisiakoff fit le tour de l’atelier, examina les formes, ramassa quelques lambeaux d’épreuves, donna un coup d’œil aux rotatives et finit par rentrer au bureau. Un poêle en fonte chauffait cette pièce vitrée, que meublaient une table et quatre chaises en bois blanc. Une colline de mégots débordait hors d’une assiette à motifs rouges et bleus. Dans un coin, s’amoncelaient des piles d’agendas aux couvertures en couleur. Ces couvertures représentaient une paysanne russe, potelée, rieuse, coiffée du kokochnick national, et tenant à la main le numéro de la nouvelle année : 1917. Kisiakoff tira un crayon de sa poche et dessina des moustaches au-dessus des lèvres de la paysanne. Il s’appliquait, renforçait le trait, faisait friser les pointes. Puis, il éclata de rire et secoua la tête, heureux de sa plaisanterie.
« Il faut si peu, si peu ! » grommelait-il en s’essuyant les paupières avec le revers de la main.
La porte s’ouvrit en grinçant, et un homme de haute taille, mince, imberbe, pénétra promptement dans le bureau. Il était vêtu d’un manteau court, qui lui descendait aux genoux, et coiffé d’une étrange casquette en laine verte, dont les oreillons se nouaient par des rubans sous la mâchoire. Son nez et ses joues étaient rougis de froid. Il arracha ses gants et présenta ses mains à la chaleur du poêle.
— Vous êtes exact, estimable monsieur Rébiatoff, dit Kisiakoff avec un salut. Je vous félicite.
— L’ouvrier est-il là ? demanda Rébiatoff en remuant ses doigts au-dessus de la plaque de fonte.
— Non. Mais je vais le chercher.
— Attendez un peu. Il faut que je vous explique. Nous avons pu arrêter à temps la distribution du dernier manifeste que vous avez imprimé.
— Celui qui dénonçait les intrigues de Raspoutine et la dépravation de la famille impériale ?
— Exactement.
— Dommage, soupira Kisiakoff. Je l’aimais bien, ce manifeste. Était-il nécessaire de sacrifier tout ce papier ?
— Absolument. En apprenant la mort de Raspoutine, les soldats auraient cru que les événements évoluaient selon notre désir.
— Quel mal y aurait-il eu à cela ?
— Il ne faut pas que le mécontentement des masses se relâche. Prenant le contre-pied de ce que nous comptions leur dire hier, nous leur expliquons aujourd’hui que l’assassinat de Raspoutine est une misérable manœuvre de diversion, tentée par les monarchistes pour sauver coûte que coûte un régime abhorré de tous.
Rébiatoff s’arrêta et considéra Kisiakoff en plein front, d’une manière victorieuse. Le visage de Rébiatoff était d’une finesse et d’une sensibilité féminines, mais ses yeux très limpides, froids, mobiles, exprimaient l’assurance et la cruauté. Parfois, un tic rapide lui plissait les lèvres : on eût dit que sa salive devenait amère, qu’il avait de la répugnance à l’avaler.
— C’est habile, dit Kisiakoff après un silence.
— C’est indispensable, reprit Rébiatoff avec volubilité. D’autant plus indispensable que c’est la vérité. Qui est-ce qui a fomenté le complot ? Des familiers du tsar. Et pourquoi ? Pour préserver la réputation du tsar, à son insu. Mais ils connaissent mal notre despote en miniature. Cet avertissement, qui aurait dû l’inciter à la sagesse, le raidit dans une attitude intransigeante qui lui coûtera cher. Déjà, on peut prévoir que Raspoutine mort sera plus puissant que Raspoutine vivant. Par respect pour la mémoire du saint homme, on maintiendra en place ses plus infimes protégés. On se fera un rempart, avec des amis sûrs, contre les grands-ducs et les députés libéraux.
Il dénoua les lacets de ses oreillons et jeta sa casquette sur une chaise. Sa chevelure apparut, blonde, mêlée de poils blancs. Toute la figure en fut comme illuminée, adoucie.
— Lisez, dit-il en tendant à Kisiakoff quelques feuillets couverts d’une écriture grasse et noire.
« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », lut Kisiakoff à mi-voix. « Le meurtre de Raspoutine est la dernière secousse de l’hydre impériale. Par cette exécution sanglante, quelques partisans pourris de l’autocratie ont tenté de sauver le trône. Mais l’ouvrier, le paysan, le soldat, ne se laisseront pas impressionner par
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