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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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salle de ses yeux indifférents et vagues. Quand Tania clignait des paupières, les deux visages, celui du tsar et celui de l’orateur, venaient sur le même plan, et une mystérieuse ressemblance les unissait soudain. Ou plutôt la figure de Malinoff paraissait être une caricature de l’effigie impériale. Tout ce qui était gracieux et noble dans la physionomie du souverain devenait petit et vulgaire dans la physionomie du conférencier. Mais la parenté était évidente. Par moments, on eût dit que c’était le monarque qui parlait et Malinoff qui se taisait dans un cadre d’or. Et le monarque se plaignait amèrement de son épouse, de ses ministres, de Raspoutine et de lui-même. Cette hallucination était si bizarre que Tania en éprouva un frisson de peur. Elle voulut faire partager son impression à Eugénie mais la jeune femme, la voyant se pencher vers elle, mit un doigt sur ses lèvres pour lui recommander le silence. À présent, Malinoff abordait le problème des prisonniers.
    — Il est avéré, clamait-il, que les captifs russes en Allemagne sont traités avec moins d’égards que les ressortissants des autres pays alliés. Mal nourris, mal logés, privés de nouvelles, de colis, de correspondance, ils font figure de parias auprès de leurs camarades français et anglais. À qui la faute ? Si les pouvoirs publics…
    Chaque fois qu’on parlait de prisonniers, Tania si figeait dans une attention douloureuse. Depuis un an, elle n’avait reçu de Michel que cinq cartes postales jaunâtres dont le texte bref était rédigé au crayon et effacé par endroits. Elle tentait vainement d’imaginer ses souffrances. Mais, au fond, elle était plutôt satisfaite qu’il fût interné dans un camp, en Allemagne. Ainsi, du moins, il ne courait plus aucun risque et reviendrait probablement sain et sauf. Les privations ne tuaient pas un homme, mais les balles, les baïonnettes… D’ailleurs, elle soignerait si bien Michel, à son retour, que, très vite, les souvenirs de cette guerre lui paraîtraient aussi invraisemblables que les lambeaux d’un songe. Mais, pour quand devait-elle espérer la paix et le bonheur ? Elle était fatiguée d’attendre. Tout allait mal, en Russie. Les gens étaient pessimistes, nerveux. On s’entretenait de moins en moins des opérations militaires, et de plus en plus des manœuvres politiques. Les noms des généraux étaient détrônés dans les conversations par les noms des ministres et des députés. Une crainte confuse étreignit Tania. Elle redoutait quelque chose d’indéfinissable et d’affreux. La figure de Malinoff et la figure de l’empereur jouaient à saute-mouton dans sa tête. Elle eut la sensation, subitement, que tous les auditeurs, installés dans cette salle de marbre et de glaces, étaient les passagers d’un navire en perdition. Un reflet tragique drapait leurs faces attentives. Des auréoles de martyrs flottaient au-dessus de leur front. Elle serra ses mains l’une contre l’autre, comme pour se prouver qu’elle était éveillée. Sans doute son malaise était-il dû à l’extrême chaleur qui régnait dans la pièce. Elle respirait difficilement. Et toujours, au fond d’elle-même, palpitait cette peur, cette horreur d’elle ne savait quoi. Soudain, une porte s’ouvrit, au fond de la galerie, et un petit homme hirsute et lunetté pénétra dans la salle en courant. Toutes les têtes se tournèrent vers lui, et des exclamations indignées montèrent de l’auditoire :
    — Chut !… Asseyez-vous !… C’est insensé !…
    Sans prendre garde aux protestations, le petit homme se fraya un chemin jusqu’à la table du conférencier.
    — Quel sans-gêne ! s’écria Eugénie Smirnoff.
    Mais, déjà, l’inconnu s’était penché vers Malinoff et lui parlait à l’oreille. Et, tout à coup, le visage de Malinoff se tordit dans une expression de joie ahurie. Sa barbiche tremblait. Le sang colorait ses joues faibles. Il tendit les bras pour demander le silence. Lorsque les derniers chuchotements se furent apaisés, il prononça d’une voix mince, cassée :
    — Mesdames, messieurs, j’apprends à l’instant, par mon secrétaire particulier, une nouvelle qui me dispense d’achever mon discours.
    Puis, il reprit sa respiration et cria, les yeux saillants, la bouche en as de carreau :
    — Raspoutine a

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