Le Sac et la cendre
cependant pour nous quitter.
— Ainsi, le seul fait que je vous aie offert mes services me lie à vous jusqu’à la mort ?
— En quelque sorte.
Kisiakoff se planta le petit doigt dans l’oreille et l’agita frénétiquement en faisant la grimace.
— Vous le regrettez ? demanda Rébiatoff.
— Oh ! non, dit Kisiakoff. Je ne regrette jamais rien. Tout ce que la vie me donne, je l’absorbe, je l’engouffre, le bon et le mauvais, pêle-mêle. Je suis un gros mangeur de sensations. Un goinfre. Un sale goinfre !
Il ricana, retira son doigt de l’oreille et fit sauter la croûte de cire jaune qui marquait son ongle. De lourdes larmes perlaient dans son œil droit.
Rébiatoff s’était approché des agendas déposés en piles dans un coin et regardait la jolie paysanne aux lèvres surmontées d’une moustache.
— C’est moi qui lui ai fait une moustache, en vous attendant, dit Kisiakoff. Voulez-vous une gomme pour l’effacer ?
Il était trois heures du matin lorsque Kisiakoff regagna sa chambre, à l’hôtel du Brésil. Par la porte de communication, demeurée entrouverte, il entendait la respiration de Volodia, qui dormait dans la pièce voisine. Craignant de le réveiller, il se déshabilla à tâtons, dans le noir, et se coucha sans se laver. Sa fatigue était extrême. Une odeur d’encre persistait dans ses narines. Il baissa les paupières, et, aussitôt, il lui sembla qu’un flot noir, chargé de glaçons, se refermait sur son corps. Il s’enfonçait de tout son poids dans un abîme d’eau clapotante. Des bulles sinistres, comme des yeux, montaient en se dandinant le long de ses hanches. Ficelé dans un tapis, il ne pouvait plus remuer les bras. Il suffoquait, la bouche pleine de feuilles mortes, d’écailles de poisson et d’ordures filandreuses. Dans ses oreilles, à travers les épaisseurs liquides, tintaient des rires argentins qui venaient de la berge :
« Un chien doit avoir une mort de chien… Ils ont bien choisi leur endroit… »
Violemment, Kisiakoff tenta d’appeler au secours, mais une matière fade repoussait sa langue contre son palais. Après des efforts affreux, une voix enfantine, chevrotante, s’échappa pourtant de ses lèvres : « Secours… Secours…, frérots… » Il s’éveilla, trempé de sueur, les mâchoires douloureuses, le ventre lourd. Assis sur son séant, dans l’ombre, il lui paraissait, maintenant, qu’un noyé était affalé dans le fauteuil, près de la fenêtre. Un noyé bouffi, barbu, dégoulinant d’eau, barbouillé de vase. Des ruisselets noirs coulaient hors de lui, sur la carpette. Quelques coquillages visqueux étaient pris dans ses moustaches. Sa panse rebondie tressaillait sous l’effet des déflagrations gazeuses. Une odeur de poisson et de chair putréfiée venait de ce coin. Kisiakoff se dressa, alluma la lampe. Le fauteuil était vide. Il se mit à rire silencieusement : « Rien…, rien…, et moi je m’affole… » Puis, il se signa, signa aussi son oreiller, sa couverture, éteignit la lumière et se rendormit aisément.
Le lendemain matin, à sept heures, il était debout et s’habillait en hâte. Volodia sommeillait encore lorsqu’il quitta la chambre sur la pointe des pieds. Dans la rue, l’air gris et glacé du petit jour acheva de le ragaillardir. Il marchait rapidement sur le trottoir tapissé de neige brune. Des files de ménagères, aux visages assoupis, consternés, emmitouflés de châles, s’allongeaient à la porte des magasins. Le pain, la viande, le sucre commençaient à manquer. Dépassant ces rangées de femmes piétinantes, Kisiakoff entendait le murmure monotone des protestations :
— Tout ça, c’est parce qu’on fait travailler des prisonniers autrichiens dans les mines de charbon. Vous pensez bien que ces gens-là n’ont pas intérêt à tirer du charbon pour nous. Et sans charbon, comment vivre ?
— Dites plutôt que c’est la faute des grèves ?
— Dans les restaurants chers, on a tout ce qu’on veut !
— Mais les grèves…
— C’est pas Raspoutine qu’on aurait dû tuer…
— Et qui donc, ma commère ?
Des colonnes grises de soldats débouchèrent d’une rue transversale. Un aspirant les commandait. Ils passèrent fortement, dans un bruit de bottes, d’étoffe et de fer, Lorsqu’ils eurent disparu, la chaussée fut morne et
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