Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
Vom Netzwerk:
que dix minutes pour remonter vos mitrailleuses, messieurs. Cet après-midi, quartier libre.
    Puis il se pencha sur Nicolas :
    — Demain, je vous interrogerai sur les neuf premiers cas d’enrayement des Maxim, avec croquis explicatifs et moyens de dépannage. Vous êtes prévenu.
    Il cligna de l’œil et s’éloigna en sifflotant. Une courroie, garnie de cartouches en bois de couleur violette, était posée en travers de son épaule. Ses culottes de cheval  g alliffet  avaient l’air d’être découpées dans du carton.
    Nicolas, ayant achevé de remonter sa mitrailleuse, engagea la bande et pressa la détente. La manivelle claquait, les cartouches factices tombaient à gauche, régulièrement. Ce jeu inoffensif l’amusa quelques secondes. Ensuite, il ramassa un petit bouquin plat à reliure de toile noire, ouvert à ses côtés, et relut rapidement les dix-neuf cas d’enrayement de la Maxim. « Le neuvième cas d’enrayement consiste en une déviation de la cartouche… C’est enfantin… Il suffit de soulever un peu la bande… »
    Derrière les vitres givrées de la salle, un ouragan de neige rasait les rivages du golfe de Finlande. Les bouleaux du parc tordaient leurs branches dans le tourbillon. Ce soir, Nicolas avait rendez-vous avec Zagouliaïeff, à Pétrograd. Il n’aurait su dire pourquoi cette rencontre l’inquiétait. Écoutant la plainte du vent, regardant ces visages studieux, penchés sur des machines meurtrières, il sentait naître en lui une appréhension symbolique. Au front, tout était facile. On se battait sans réfléchir, on obéissait aux ordres, on essayait de survivre et de vaincre. Mais, ici, la pensée reprenait ses droits. Plus que jamais, Nicolas se méfiait de la pensée. Il aurait souhaité que personne, autour de lui, ne pensât. Comme les mitrailleuses étaient simples ! Dix-neuf cas d’enrayement. Combien y avait-il de cas d’enrayement pour l’esprit ? Son esprit, à lui, était enrayé, sans conteste, et il eût été incapable de préciser les raisons et la date de l’accident. Peut-être fallait-il en chercher l’origine dans cette nuit de décembre où il avait vu deux soldats russes et deux soldats allemands fumant des cigarettes sur une plage blanche ?
    La sonnerie de la cloche coupa net ses méditations, et il se hâta vers la sortie, avec ses camarades qui parlaient fort et faisaient sonner leurs éperons.
    Dans le mess aux murs nus et ruisselants de buée, des ampoules électriques versaient une lueur malade sur un prodigieux assortiment de figures et d’uniformes. Il y avait là des officiers aux bourgerons framboise, des Caucasiens glabres, chamarrés d’argent, des lieutenants de la garde, des cornettes roses et blonds, assis coude à coude devant les longues tables aux nappes tachées de sauce rousse. Une fumée épaisse, qui sentait la carotte et l’oignon, planait au-dessus des convives. Le tintement des fourchettes et des assiettes se mêlait au bruit continu des conversations. Nicolas et Artzéboucheff s’installèrent sur deux chaises, côte à côte, et jetèrent le prix du dîner au soldat de service, qui s’affairait autour d’eux avec des courbettes. En face, un gros capitaine, mal rasé, vêtu d’une veste de treillis maculée de goudron, clamait, en tapant du poing sur sa cuisse :
    — Et moi, je vous dis qu’ils ont eu raison d’exécuter Raspoutine ! Les révolutionnaires tablaient sur Raspoutine comme sur un motif permanent de scandale pour la famille impériale. Le motif a disparu…
    — Mais le scandale demeure, répliqua son voisin, petit, portant monocle et moustache de soie blonde. Protopopoff est plus fort que jamais. Il paraît qu’il a des visions mystiques et qu’il explique à la tsarine que le saint homme parle par sa bouche…
    — Je ne permettrai pas, hurla le capitaine, de laisser raconter de pareilles ignominies !
    — C’est la vérité !
    — La vérité, c’est que les monarchistes eux-mêmes s’ingénient à salir l’empereur. Dans l’intérêt de la monarchie, bien entendu. Mais vous ne comprenez donc pas, bougres d’idiots, qu’une révolution de palais est toujours le prélude d’une révolution populaire ? Vous ne comprenez pas qu’en sapant le prestige du tsar, c’est votre propre prestige que vous compromettez ? Vous ne comprenez pas que vous faites le jeu de l’Allemagne

Weitere Kostenlose Bücher