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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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sans voix. Kisiakoff se dirigea vers une petite église écrasée de neige. À l’entrée, dans le rougeoiement d’une lampe à carreaux de couleur, se tenait le vendeur de cierges et d’hosties. Son comptoir de bois poli était encombré de soucoupes pour les oboles. L’homme avait un faciès de chèvre, à la barbiche grisâtre, aux yeux saillants. Il serra la main de Kisiakoff, jeta un regard circulaire et demanda :
    — Alors ?
    — Voici le tract que j’ai imprimé hier soir, dit Kisiakoff à mi-voix. Il sera livré après-demain.
    — Combien d’exemplaires ?
    — Vingt mille pour commencer.
    — Et le tract précédent ?
    — Annulé. Il ne partira pas. Je peux toujours compter sur votre discrétion ? Si vous faisiez arrêter qui que ce soit du groupe…
    — Nous n’avons aucun intérêt à les arrêter, dit l’homme, sèchement. Il est beaucoup plus important pour nous de savoir avant même la distribution des tracts, quel est leur contenu, sur quels thèmes généraux se fonde la propagande, et comment on peut neutraliser l’effet de ce poison dans l’esprit de la population et de l’armée.
    — Parfait, parfait. Je voulais vous signaler également que je partirai dans quelques jours pour rencontrer l’imprimeur Kreuz, d’Ekaterinodar.
    — Je vous indiquerai donc le nom de la personne à renseigner sur place. Est-ce tout ?
    — Oui.
    — Voici.
    L’homme à la barbiche de chèvre tira une enveloppe jaune de sa poche, et Kisiakoff la prit en murmurant :
    — Je ne vérifie pas. Donnez-moi un cierge.
    Puis, il s’avança vers un icône de la Sainte Vierge, planta son cierge parmi d’autres, sur un large plateau de cuivre, hérissé de bobèches, s’agenouilla, se signa et se mit à prier.

VII
    Ayant été affecté, avec le grade d’aspirant, à l’école d’officiers mitrailleurs d’Oranienbaum, près de Pétrograd, Nicolas s’habituait mal à n’être plus un simple soldat. Il logeait chez l’habitant, était servi par une ordonnance et prenait ses repas au mess. Ses camarades d’étude étaient des lieutenants, des capitaines venus de toutes les régions de la Russie. Leur instruction était hâtivement poussée, car il s’agissait de former, en quatre semaines, des chefs spécialistes capables de tenir en main une section de mitrailleurs inexpérimentés. Après les examens, chaque gradé devait recevoir sa feuille de route et partir pour une destination inconnue. La pensée de la feuille de route obsédait tout le monde, à Oranienbaum. La plupart des officiers souhaitaient être dirigés sur le front du Caucase, où l’activité était moindre qu’ailleurs. Durant les cours pratiques, même, des discussions s’engageaient sur les avantages respectifs de tel ou tel secteur.
    Assis sur le parquet ciré, dans la grande salle de classe surchauffée, Nicolas démontait méthodiquement, pour la troisième fois, une mitrailleuse Maxim, courte sur pattes. À ses côtés, un lieutenant de la division sauvage examinait la spirale d’acier d’une Schwarzlozé, toute barbouillée de graisse noire, dont le percuteur se balançait au bout de la tige, comme une tête de serpent. Plus loin, deux hommes, accroupis, devant une Hotchkiss, s’essuyaient les doigts sur la boîte du talon arrière et bavardaient entre eux à voix basse :
    — Ce qu’il te faudrait, c’est être nommé à Pétrograd, dans un régiment de la garde.
    — Ton oncle Kaïdanoff est bien placé.
    — Nous sommes en froid avec lui. Mais si je demandais si ma mère…
    — Les canailles ! murmura le lieutenant de la division sauvage. J’ai l’impression que la plupart de ces messieurs n’apprennent le maniement de la mitrailleuse que pour avoir une excuse de ne pas s’en servir.
    — Il en est toujours ainsi lorsqu’une guerre se prolonge, dit Nicolas. Les meilleurs sont tués. Ceux qui restent n’aspirent qu’à sauver leur peau.
    — Comment peut-on penser à sa peau lorsque la patrie est en danger ? Moi, il me semble que je n’ai pas de peau, que je ne suis plus qu’une patrie des pieds à la tête. C’est tellement plus simple !
    Nicolas sourit imperceptiblement :
    — Puis-je vous demander votre nom ?
    — Artzéboucheff.
    — Arapoff.
    Le lieutenant instructeur se rapprocha. C’était un mince jeune homme, aux cils très longs, aux lèvres duvetées.
    — Vous n’avez plus

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