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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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cette mise en scène grossière… »
    Tout en lisant, Kisiakoff revoyait le trou noir, dans la glace de la Néva, les écharpes de brume qui traînaient sur les rives, et la neige glissant en poudre sur le parapet. Repliant les feuillets, il demanda :
    — C’est vous qui avez rédigé ce tract ?
    — Non.
    — Et qui ?
    — Vous êtes trop curieux.
    Kisiakoff éclata de rire et se laissa tomber de tout son poids sur une chaise :
    — Il se méfie de moi ! C’est impayable ! Depuis le temps que je travaille pour vous !…
    — C’est la première fois qu’on vous charge d’une besogne importante. Estimez-vous heureux.
    — Et avant ? s’écria Kisiakoff en croisant les bras sur sa poitrine. Les renseignements, les filatures, ce n’était pas important ?
    — Non.
    — Vous me mettiez à l’épreuve ?
    — Exactement.
    — Mais vous n’avez rien trouvé à me reprocher ?
    — Rien de précis…
    — Comment, rien de précis ? C’est le troisième tract que je vais imprimer pour vous en moins de deux mois. Avez-vous eu des ennuis avec les autres ?
    — Pas jusqu’à présent.
    — Mon ouvrier est exemplaire. Quant à moi…
    Il leva les yeux au plafond et joignit ses doigts sous sa barbe.
    Rébiatoff marchait de long en large dans la pièce. Ses galoches, qu’il n’avait pas pris la peine de retirer laissaient des traces humides sur le parquet poussiéreux. Subitement, il se planta devant Kisiakoff et demanda d’une voix brève :
    — Où avez-vous trouvé l’argent nécessaire pour acheter cette imprimerie ?
    Kisiakoff fit retomber ses mains sur ses cuisses et avança la tête :
    — Je vous ai déjà dit que j’avais des économies, mon pigeon.
    — Vérification faite, vous ne possédiez pas la somme suffisante en banque.
    — Parce que je garde mon argent par-devers moi. C’est plus sûr.
    — Et cette affaire vous rapporte ?
    — De quoi vivre, tout juste.
    Les lèvres de Rébiatoff se tordirent comme des lanières.
    — Nos camarades de Moscou ne vous aiment pas, dit-il.
    — Ils vous ont transmis un rapport sur mon compte ?
    — Oui.
    — Dernièrement ?
    — Avant-hier.
    — Défavorable ?
    — Plutôt.
    — Que leur ai-je fait ?
    — Ils ne formulent aucun grief particulier. C’est une simple opinion.
    — Que vous partagez ?
    — Pas encore.
    — Qu’attendez-vous ?
    — D’avoir des preuves.
    — Et, dans l’expectative, vous travaillez tout de même avec moi ? dit Kisiakoff avec une moue d’émerveillement comique. C’est courageux. Mes compliments. Savez-vous que vous prenez des risques considérables ? Si j’étais un agent double, si je communiquais vos tracts aux gens de l’Okhrana, si je méditais votre perte… Méfiez-vous !
    — Je me méfie, dit Rébiatoff en faisant craquer les articulations de ses doigts. Mais je suppose que vous tenez à votre peau. Or, vous n’ignorez pas le sort que nous réservons aux traîtres.
    — Que cette conversation est donc désagréable ! gémit Kisiakoff ; et il se balança sur sa chaise. « Ne me menacez pas, cela m’humilie. On ne me tue pas aussi facilement qu’un… qu’un Raspoutine. »
    Il plissa les yeux et s’écria soudain :
    — Voulez-vous que je vous dise ce qui déroute vos amis de Moscou ? Ils ne peuvent pas me pardonner d’être un homme pratique et non un idéaliste. Ils aimeraient qu’à chaque réunion je prône les vertus de la révolution, que je cite Marx ou tout au moins Lénine, que je m’enflamme, que je pérore que j’explose… Je suis un homme calme…
    — Vous n’approuvez pas nos idées ?
    — Non.
    — Cependant, vous travaillez avec nous. Pourquoi ?
    — Par intérêt.
    — Nous ne vous payons pas.
    — Ce n’est pas de cet intérêt-là que je parle.
    — Et de quel intérêt ?
    — De l’intérêt qu’a tout individu à choisir le parti du vainqueur.
    — Nous ne sommes pas vainqueurs.
    — Vous le serez. Le régime s’écroulera. C’est sûr comme deux fois deux font quatre. Dans ces conditions, il vaut mieux être du côté des démolisseurs que du côté des démolis. J’ai horreur des ruines dont je ne suis pas responsable. Voyez combien je suis logique ! On ne doit pas se méfier d’un homme logique. Si j’étais un exalté, un sentimental, un penseur, vous pourriez redouter un revirement dans mon attitude. Mais avec un monsieur

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