Le Sac et la cendre
en colportant des propos de cet ordre ?
— Je comprends, cher monsieur, que vous êtes un esprit arrêté…
— J’ai été blessé, moi ! glapit le capitaine.
Et il dégrafa son bourgeron, montra une cicatrice sur sa poitrine velue.
— Reboutonnez-vous, vous êtes ridicule, dit le lieutenant à monocle.
— Ah ! je suis ridicule ? Mufle ! Vermine ! Pourriture libérale !
De tous côtés, des officiers accouraient vers lui :
— Messieurs ?… Que faites-vous ?… Un peu de tenue !… Au mess des officiers !… L’honneur de l’uniforme !…
Le capitaine se leva et quitta la salle en bougonnant. D’une main tremblante, le lieutenant glissa une cigarette dans sa bouche.
— On se demande si nous vivons encore dans un pays civilisé, murmura-t-il. Je suis sûr qu’en France ou en Angleterre une pareille discussion serait impossible. Artzéboucheff tortillait sa longue moustache noire. Il finit par dire :
— Vous plairait-il de vous en aller, monsieur le lieutenant ? Votre vue me coupe l’appétit.
Le lieutenant brisa sa cigarette en deux, la jeta et tourna le dos à la table.
— Mangeons en paix, dit Artzéboucheff à Nicolas. Je ne vous demanderai pas ce que vous pensez de Raspoutine.
— Ni moi ce que vous pensez de la mitrailleuse Hotchkiss, dit Nicolas.
Ils rirent tous deux, faiblement, par politesse. Mais l’un et l’autre se méfiaient. Jusqu’à la fin du repas, ils n’échangèrent pas une parole.
Ayant bu un verre de thé brûlant en guise de dessert, Nicolas se leva et se dirigea vers la porte. Artzéboucheff le rattrapa, comme il était sur le point de sortir.
— Vous allez à Pétrograd ? demanda-t-il.
— Oui.
— Rapportez-moi donc une bonne carte du front. On n’en trouve pas ici.
— Volontiers, dit Nicolas.
Puis, il passa chez lui pour changer de tenue avant de prendre le train.
Il fallait un peu moins d’une heure pour se rendre d’Oranienbaum à Pétrograd. Lorsque Nicolas descendit de son wagon, gare de la Baltique, il fut surpris de voir qu’une neige scintillante recouvrait les longs quais de bois. La bourrasque avait soufflé tout le matin, poussant sa poudre givrée jusque sous les auvents. Les voyageurs, harcelés par la brise aigre et blanche, se hâtaient clopin-clopant, bousculant les porteurs et cognant leurs valises contre les piliers. À la sortie, près des hangars de pierre jaunâtre qui bordaient le canal Obvodny, des files de traîneaux attendaient, et les cochers, cramoisis, poudrés à frimas, hurlaient à qui mieux mieux :
— Par ici, par ici, barine !… Je vous charge, vous et les bagages, pour n’importe où… et pas cher… Où irez-vous à pied par ce temps de païen ?…
Dédaignant l’appel des cochers, Nicolas se dirigea vers la station du tramway. La neige avait fondu en boue chocolat autour des rails luisants. À l’intérieur du wagon, régnait une atmosphère tiède, puissante, animale. Les hommes et femmes, serrés en bloc, avaient sur leur visage la même expression de fatigue et d’acceptation. Un petit vieux, à la face grêlée, coiffé d’une casquette de cuir, mordait dans son quignon de pain et mâchait chaque bouchée, en roulant des yeux craintifs. Sa voisine, une toute jeune fille, enroulée dans un châle aubergine, lisait un livre. Un énorme ouvrier rubicond, bedonnant, vêtu d’une veste fourrée, parlait à l’oreille d’un lycéen boutonneux. Bientôt, le wagon se mit en marche, sonnant et vacillant, dans un vague éclairage polaire. Avec la pointe de l’ongle, Nicolas gratta le givre de la vitre et colla son œil à ce hublot transparent. Derrière la fenêtre, défilait le Pétrograd de la guerre, avec ses hautes maisons sales qui fumaient, ses agents de police en capote noire, ses théories de femmes bossues, indigentes, grelottantes, devant les boulangeries et les boucheries. Au-dessus de ces files de dos misérables, éclataient des enseignes aux couleurs vives, représentant des pains dorés, des montagnes de sucre, des bœufs gras et roses, au regard fraternel. Dans le tramway, les conversations allaient bon train, ponctuées par le tintement de la clochette.
— Eh ! oui, commère, disait une petite vieille aux dents rares et au profil de rongeur, le sucre a beau avoir augmenté de quatre kopecks, vous n’en trouverez pas, à moins de
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