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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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faire la queue. Par un temps pareil, il vaut presque mieux aller boire son thé dans la tombe !
    — C’est comme le beurre, dit la jeune fille en refermant son livre. Le médecin m’a prescrit du beurre…
    — À l’heure qu’il est, il faut prendre un épicier comme médecin, si on ne veut pas mourir d’inanition, grogna le lycéen.
    — Tout ça à cause de cette sacrée neige qui bloque les transports ! s’écria le petit vieux à casquette de cuir. Quand la clémence du Seigneur nous sera-t-elle rendue ?
    L’ouvrier à la veste fourrée éclata de rire et se claqua les cuisses des deux mains :
    — La neige ! La neige ! Elle a bon dos, la neige ! Dites plutôt qu’on est gouverné par des buveurs de sang qui s’en mettent jusque-là. Ça les amuse de voir que le peuple souffre. Dans les restaurants, on mange de tout, du pain blanc, de la viande, des friandises, des fruits gros comme ça ! Les hauts fonctionnaires sont dodus comme des rats d’égout. Et le prolétaire est maigre comme une épingle.
    — Tu n’as pas l’air d’une épingle, compère, dit la vieille édentée, en ricanant. Sûrement tu es un haut fonctionnaire !
    — Je suis ouvrier chez Poutiloff, sale souris, répondit l’homme. Et je ne me laisserai pas insulter par une infâme réactionnaire. Nous autres…
    — Ce sont vos grèves qui sont cause de tout ! dit le vieillard. Qui ne travaille pas ne mange guère.
    — Nos grèves, s’écria l’ouvrier, sont les manifestations conscientes d’un juste mécontentement !
    Il regarda l’uniforme de Nicolas et se tut.
    — Oh ! de toute façon il est temps que ça change, soupira la jeune fille en rouvrant son livre.
    Nicolas écoutait ces propos avec une attention douloureuse. Longtemps privé de tout contact avec la population civile, il lui semblait que chaque parole prononcée dans le tramway était riche de conséquences. Mieux que les journaux, ces voyageurs épuisés, divisés, le renseignaient sur le mécontentement de l’arrière. Il eût souhaité gagner leur entière sympathie, mais sa tenue d’aspirant créait une gêne dans l’assistance. On se méfiait de lui. Parce qu’il faisait partie des cadres de l’armée. Aux yeux de ces braves gens, il représentait l’ordre impérial, la force aveugle. Il était difficile de leur expliquer à quel point ils se trompaient sur son compte.
    Le tramway s’arrêta, place Znamenskaïa, et Nicolas quitta à regret le wagon bourré de douce chaleur humaine. Devant lui, après ce petit peuple perclus, se dressait, comme une réponse d’airain, la statue monumentale d’Alexandre III, écrasant de son poids un cheval à la croupe large et aux naseaux cerclés de givre. La perspective Nevsky prolongeait jusqu’à l’horizon un couloir de brume bleuâtre où dansaient des flocons de neige. Nicolas regarda sa montre. Comme il était en avance, il résolut de marcher à pied jusqu’à la place du Palais, où Zagouliaïeff lui avait fixé rendez-vous pour quatre heures.
    Bien qu’il fît jour encore, les vitrines des magasins, sur la perspective Nevsky, étaient éclairées à l’électricité. Après le pont Anitchkoff, des devantures de jouets, de fleurs, de fourrures, de gâteaux, de bijoux, canalisaient le mouvement d’une foule élégante. Succédant aux châles pisseux et aux vestes loqueteuses du tramway, des cols de vison, des manteaux de chinchilla, des voilettes à grains de beauté, des chapeaux melons, des gants beurre frais, des toques emplumées, accompagnaient Nicolas dans sa promenade. À plusieurs reprises, il dut s’arrêter au garde-à-vous pour saluer le passage de quelque général gainé d’étoffe gris poivre, avec des galons rouges et des joues de coton. Çà et là, au coin des rues transversales, était placardé l’ordre d’appel sous les drapeaux de la classe 1918. À côté, d’autres affiches annonçaient la seconde émission de l’emprunt de guerre 1916. Des gamins frileux vendaient le  Courrier de la Bourse  et criaient les titres :
    « L’Amérique à la veille d’entrer en guerre !… L’ambassadeur d’Amérique à Berlin est rappelé !… Communiqué officiel sur l’arrestation de onze ouvriers du Comité central d’industrie militaire !… »
    Nul ne leur prêtait attention. Les automobiles et les traîneaux particuliers, attelés de

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