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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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trotteurs, glissaient sur la chaussée noirâtre. Les dames se hâtaient à petits pas, la taille cambrée, le profil tendu. Les messieurs songeaient aux cours de la Bourse. Dans les maisons de thé, les cuillères d’argent tournaient dans les tasses de porcelaine et le chocolat brûlant ruisselait aux flancs des gâteaux. Et, aux croisements des rues, des agents de police, gonflés de zèle, arrosés de médailles, la nuque épaisse, l’œil en bille, levaient une main gantée de cuir crème, symbole de leur toute-puissance.
    Tout au bout de la perspective, derrière les branchages givrés du square, le bâtiment de l’Amirauté, à la façade jaune clair, barrée de piliers blancs, haussait vers le ciel sa flèche d’or pointue que terminait une girouette en forme de navire. À droite, sur la place du Palais, le Palais d’Hiver, brun, renfrogné, surchargé d’ornements baroques et de statues, faisait face à la colonne d’Alexandre en granit rose, constellée de neige et sommée d’un ange en bronze qui tenait une croix à la main. Et tout cela, colonnes de granit, effigies d’airain, grilles de fer forgé, marches de marbre, flèches dorées, affirmait d’une manière péremptoire la suprématie de l’ordre et de la tradition sur les autres tendances humaines. Officiel, orgueilleux et glacé, le Pétrograd impérial dominait l’aspirant Arapoff de sa masse de pierre. La permanence, l’injustice de cette architecture étaient directement perceptibles à Nicolas. Il devinait, derrière ce décor autoritaire, une nuée de fonctionnaires abrutis de respect. Il entendait tourner les vieux rouages, grincer les plumes sur le papier, claquer les talons, craquer les échines. Il respirait l’odeur de pommade et d’encre sèche qui se dégageait des bureaux. La Russie entière, malheureuse, admirable, avec ses millions d’habitants illettrés, ses champs, ses rivières, ses troupeaux, ses légendes, était soumise, corps et âme, aux directives de quelques automates. Cependant, il semblait   à   Nicolas que, jour après jour, un fossé tragique se creusait entre le peuple vivant et les constructions hautaines. Peuple et constructions n’étaient plus du même pays, du même temps. Après avoir si longtemps existé bord à bord, ils se séparaient, refusaient de se reconnaître. La Russie était coupée en deux. D’un côté, le granit, la fonte, les parquets cirés, les uniformes, le protocole et l’histoire des ancêtres. De l’autre, toute la nation.
    La neige se remit à tomber, indifférente, conciliante, sur les chapeaux des passants, sur le front des statues, sur les toits des palais. Il fallait que la révolution fût comme cette neige légère, qu’elle humiliât les tours, nivelât les escaliers, unifiât les visages, recouvrît hommes et choses d’une égale bénédiction. Mais n’était-ce pas trop exiger d’elle ?
    De nouveau, Nicolas regarda sa montre. Comme il relevait la tête, il vit Zagouliaïeff, debout devant lui, les mains dans les poches, la figure pincée de froid. C’était leur première rencontre depuis l’arrivée de Nicolas à Pétrograd. Ils s’examinèrent longtemps en silence.
    — Tu n’as pas trop changé, dit Zagouliaïeff.
    — Pourquoi aurais-je changé ?
    — On dit que vous ne mangez pas à votre faim dans les tranchées.
    — On s’arrange toujours.
    — Es-tu content d’être ici ?
    — Je me le demande encore.
    — Pourquoi ?
    — Allons ailleurs, dit Nicolas. Ce n’est pas un lieu pour parler.
    — Je connais un  traktir , à dix minutes d’ici. Viens. Nous serons tranquilles.
    Lorsqu’ils se furent attablés dans un cabaret de cochers, aux voûtes basses, aux murs ornés de plats pyrogravés, Zagouliaïeff posa sa main sur le poignet de Nicolas et demanda soudainement :
    — As-tu compris, enfin ?
    — Quoi ?
    — Que la révolution est pour demain.
    — On le dit depuis si longtemps…
    — Je croyais que ton retour à l’arrière t’aurait ouvert les yeux. Le peuple est à bout. Les aristocrates sont à bout. Les députés sont à bout. Le tsar est à bout. Ils ne peuvent plus se supporter les uns les autres. Depuis le meurtre de Raspoutine, l’empereur et l’impératrice, raidis dans la méfiance, vivent isolés au centre du pays. Ils décèlent des ennemis partout. Ils ne voient

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