Le Sac et la cendre
plus de salut que dans ce Protopopoff, qui évoque l’esprit de Raspoutine devant les tables tournantes et préconise une politique de réaction à outrance. Ils songent à faire canoniser leur Grichka martyr. Devant cette toquée de grand style et ce potentat déficient, les monarchistes alarmés songent à demander l’abdication de Nicolas II et à le remplacer par le tsarévitch Alexis, avec le grand-duc Michel comme régent.
— Pour l’instant, dit Nicolas, il ne s’agirait donc que d’un conflit entre l’empereur et les défenseurs naturels, attitrés, de l’autocratie.
— Mon cher, dit Zagouliaïeff, en faisant glisser sa cigarette d’un coup de langue vers la commissure de ses lèvres, dans un pays prospère, sain, paisible, les complots de palais peuvent se limiter aux murs du palais. Ni vus ni connus, quelques messieurs très honorables assassinent, ou emprisonnent, ou exilent le monarque en exercice. Et, le lendemain, le bon peuple se réveille avec un autre nom à bénir et une autre effigie à coller à la droite de l’icône familiale. C’est ainsi que le parti des grands-ducs envisage les événements. Nos libéraux bourgeois, nos mencheviks, eux, espèrent, à la faveur de ce bouleversement, instituer un régime parlementaire qui mènera la Russie à la victoire, aux côtés des Alliés. Mais ce sont là, de part et d’autre, des vues utopiques, romanesques, qui ne tiennent pas compte de l’épuisement des masses et de leur hâte d’en finir. Dès que l’édifice impérial recevra son premier coup, que ce soit d’en haut ou d’en bas, de droite ou de gauche, ce sera la ruée : nous n’en laisserons rien.
— Mais la guerre ?…
— Nous nous moquons de la guerre. Elle se terminera en queue de poisson. On signera une paix quelconque. Toi qui reviens du front, toi qui te trouves maintenant dans une école militaire, as-tu l’impression que les hommes soient prêts à combattre jusqu’au dernier pour le tsar ?
Nicolas songea, une fois de plus, à ses deux compagnons qui fumaient des cigarettes avec les soldats allemands, à l’algarade entre les officiers dans la salle du mess, à d’autres incidents du même ordre, et il murmura tristement :
— Non… Je crois que ce n’est plus la même chose… L’état d’esprit a changé… Les hommes ont changé…
— Écoute-moi bien, dit Zagouliaïeff. Même si nous voulions, aujourd’hui, nous opposer à la révolution, il serait trop tard. La machine est en marche. Rien ne l’arrêtera plus. Pour toi, il n’y a que deux partis possibles. Ou être avec ceux qui fraternisent à l’avant et préparent l’émeute à l’arrière. Ou être avec ceux qui se dévouent totalement à l’empereur et sont décidés à exterminer le peuple au moindre signe de rébellion. Il arrive un moment dans l’Histoire où les nuances de sentiments deviennent inadmissibles. Les positions intermédiaires, les réserves, les mélanges de couleur, les « oui, mais », les « à condition que », les « si, toutefois », n’ont plus cours aux époques violentes. On travaille grossièrement, à grands coups de hache. On ne s’embarrasse plus de détails. On fait voler les copeaux. Deux blocs. Pour. Contre. Blanc. Rouge. Choisis.
— Ce n’est pas si facile, dit Nicolas.
— Si on t’obligeait demain, en tant que soldat, à tirer sur la foule en révolte, contre qui tournerais-tu ton arme ? Contre les émeutiers ou contre tes chefs ?
Nicolas ne répondit pas et baissa la tête.
— Ah ! ce ne sera pas très beau, reprit Zagouliaïeff. On se salira les mains. On pataugera dans le sang et la cervelle. On tuera dix innocents pour un coupable. Mais après…
— Après ?
— Après, il n’y aura plus de riches ni de pauvres, d’esclaves ni de maîtres, d’imbéciles ni de génies. Tout sera ramené au même dénominateur. Nous organiserons un bonheur officiel, populaire, permanent…
Il se mit à rire.
— Voici que je rêve, dit-il, moi aussi. Occupons-nous, d’abord, de démolir. On songera plus tard à la reconstruction.
Il porta un verre de kwass à ses lèvres et le but à longs traits, les yeux clos. Nicolas le considérait avec une sympathie nouvelle. Zagouliaïeff avait très bien délimité le problème. La poussée des événements était telle, que toute tentative de diversion se
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