Le Sac et la cendre
dans le monde cette procession de dos gris, de lances droites, de fusils luisants. Partis la veille de Iéjov, les hussards d’Alexandra descendaient vers le sud à la rencontre des armées allemandes de Pologne. Le voisin de Michel Danoff sommeillait en laissant pendre la bride. Derrière lui, deux hussards discutaient paresseusement :
— Je voudrais m’arrêter pour referrer mon cheval. Il boite de l’antérieur gauche.
— Il tiendra bien jusqu’à ce soir. Si tu t’arrêtes, on t’engueulera.
— Et si mon cheval est blessé, à l’étape, on m’engueulera aussi.
— C’est la guerre !
— Regarde Fédotieff qui dort. Les jeunes ont beau faire, ils n’ont pas la résistance des anciens.
— On le réveille ? Un petit coup de crosse dans le dos.
— Laisse-le dormir, imbécile. Ça te gêne, qu’il dorme ?
Bercé par le murmure des voix familières, Michel Danoff ferma les yeux. Un moment, il lui sembla qu’il flottait sur une rivière noire, aux vagues égales. Il se sentait heureux. Il ne pensait à rien. Un cheval hennit. Michel souleva ses paupières. Un grondement rauque secouait les champs, vers la droite.
— C’est notre artillerie lourde, dit quelqu’un.
— Où sont-ils ?
— Ça vient de par là.
— Ou de par là.
Un maréchal des logis passa au trot, le long de la colonne :
— Serrez les rangs ! Serrez les rangs !
— Allons, bon ! grogna Fédotieff, le voisin de Michel, qui s’était réveillé et fourrageait dans ses poches. Je n’ai plus de tabac. Qui est-ce qui a du tabac ?
— Serrez les rangs !
De minces flocons de neige se détachaient du néant cendreux. Michel les regardait se poser un à un sur ses mains, sur la courroie craquelée de sa bride, et fondre aussitôt en petites flaques rondes. Son cheval chauvait des oreilles, comme pour chasser un essaim de mouches. Michel lui tapota l’encolure, et le cheval encensa de la tête pour le remercier. Fédotieff éclata de rire :
— Tu le soignes ? Tu as bien tort. Il paraît qu’à Koluszki on va mettre tous les hussards à pied et les enterrer dans des tranchées, comme de simples fantassins. L’infanterie ne sait pas faire son boulot. Alors, on appelle les hussards.
— Qu’est-ce que ça change ? dit Michel. À pied ou à cheval, pourvu qu’on se batte…
— Tu aimes te battre, toi ?
— Et toi ?
— Moi, j’ai la frousse avant et après. Mais pendant, ça va.
Michel tira une blague à tabac de sa poche et la tendit à Fédotieff :
— Tu disais que tu n’en avais plus…
Fédotieff s’empara de la blague et poussa un sifflement extasié :
— Du tabac de Monsieur !
Michel rougit et détourna la tête. Mentalement, il se jura de renoncer au tabac que Tania lui envoyait de Moscou. Bien qu’il ne répondît à ses longues lettres que par de courts billets d’information, elle s’obstinait à lui adresser des colis de vêtements et de vivres. Or, il ne voulait rien lui devoir. C’était pour rompre avec une existence intolérable qu’il s’était engagé dans l’armée. Reniant le passé, rejetant dans l’oubli sa femme, ses enfants, ses affaires, il souhaitait qu’aucun privilège ne le distinguât de ses compagnons. Comme Fédotieff lui rendait sa blague, après s’être copieusement servi, il grommela :
— Garde-la.
Fédotieff écarquilla ses yeux pâles, bordés de cils blonds.
— Tu me la donnes ?
— Oui.
— Et toi ?
— Je n’en ai pas besoin.
Fédotieff empocha la blague, réfléchit et demanda soudain :
— Pourquoi t’es-tu engagé ?
— Parce que j’avais envie de me battre.
— C’est pas normal pour un Monsieur.
— Admettons que je ne sois pas un Monsieur comme les autres.
— Et ta femme, qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Rien.
— Ce n’est pas non plus une femme comme les autres.
— Non.
— Et tu es heureux, comme ça, avec nous ?
— Très heureux.
Fédotieff gloussa de contentement :
— Tu me plais. Au début, quand tu es arrivé, on ne savait pas trop par quel bout te prendre. Un Monsieur qui a des affaires à Moscou. Le beau-frère du capitaine en second. Ça paraissait louche. Maintenant, on s’est habitué. Tu te débrouilles bien. Tu n’es pas fier…
— De quoi serais-je fier ? demanda Michel en souriant.
— De ton instruction, dit Fédotieff. Moi, je
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