Le Sac et la cendre
autres que l’avenir n’était plus menaçant. La nomination de son fils aîné comme instructeur dans une école militaire d’Oranienbaum l’inclinait à une bienveillance généralisée. Par désir de conserver sa joie intacte, il niait délibérément toutes les raisons de craindre une révolution à brève échéance. Il lui semblait même que, sa bonne humeur se communiquant de couche en couche à la Russie entière, les derniers motifs de discorde entre le pouvoir et les masses avaient soudainement disparu.
— Vois-tu, dit-il encore, les gens s’affolent pour un rien. Nous traversons une crise, c’est entendu. Mais quel pays n’a pas traversé de crise ?
Volodia se rappela les paroles violentes que Kisiakoff avait prononcées la veille, au sujet du cataclysme qui guettait la Russie. Il murmura :
— Beaucoup de personnes bien informées envisagent une débâcle pour les semaines à venir.
— Je les connais, tes personnes bien informées, dit Constantin Kirillovitch. Il s’agit d’Ivan Ivanovitch Kisiakoff.
— Lui et d’autres.
Arapoff fit un geste vague de la main :
— Laisse-les donc croasser, ces oiseaux de mauvais augure. J’ai ma petite idée sur la question. Si tu nous offrais du thé, Zina…
— Mais oui, mon ami, dit Zénaïde Vassilievna.
Cependant, Volodia ne pouvait se résoudre à cette diversion. La sérénité du docteur lui paraissait injurieuse pour lui-même. Un désir insolite le tourmentait de détruire ce bel équilibre, de compromettre cette félicité. Il dit :
— Ivan Ivanovitch Kisiakoff m’a montré les journaux, ce matin. Les comptes rendus de la première séance, à la Douma, ne sont pas encourageants. Les articles sont grossièrement censurés. Et les quelques phrases qui surnagent laissent deviner que la situation est de plus en plus tendue entre les représentants du peuple et les pouvoirs publics. Je crois bien que vous êtes aujourd’hui le seul homme dans toute la Russie à ne pas redouter l’avenir. Certainement, Zénaïde Vassilievna est plus inquiète que vous.
— Une mère est toujours inquiète, dit Constantin Kirillovitch. En temps de paix, en temps de guerre, la nuit, le jour. Il lui semble constamment que ses enfants ne peuvent se passer d’elle. Moi non plus, d’ailleurs, je ne suis pas tranquille. Il faut une bonne nouvelle comme celle que nous avons reçue aujourd’hui pour nous rendre un peu de courage. Alors, pendant quelques heures, nous sourions, nous remercions le Seigneur. Mais ça ne dure pas…
Cet aveu de faiblesse réjouit Volodia, comme une victoire personnelle. Puis, il eut honte de sa méchanceté. Il contemplait le vieux visage doux et fripé de Constantin Kirillovitch, sa barbe grisonnante, ses yeux troubles derrière les lunettes à monture d’or, et il avait envie de demander pardon.
— Tu ne peux pas comprendre, dit Zénaïde Vassilievna, parce que tu n’as pas d’enfants. Mais songe que nous sommes là, tous les deux, Constantin Kirillovitch et moi, fatigués, recroquevillés, et nos fils et nos filles se déplacent, très loin, tombent, se relèvent, sont heureux, malheureux, amoureux, malades, blessés… Sans cesse, il faut regarder à droite, à gauche : « Que pense Akim ? Et comment va Tania ? Et Lioubov s’entend-elle toujours avec son mari ? Et Nina ne s’expose-t-elle pas plus que de raison ? Et Michel a-t-il bien reçu nos colis ? Et Nicolas n’a-t-il pas des fréquentations dangereuses ? »
— Ce qui fait, dit Arapoff en riant, que nous avons beau être cloués sur place, nous sommes plus agités que nos enfants qui sautent d’une ville à l’autre comme des pucerons. Et c’est très bien ainsi. Je mourrais d’ennui si je n’avais à me préoccuper de personne, comme toi, par exemple.
Volodia songea qu’il n’avait à se préoccuper de personne, en effet, et qu’il mourait d’ennui. Un vide lugubre se fit dans son cœur. Il regardait le salon qu’éclairait faiblement un lustre à pendeloques ébréchées. Les silhouettes noires, dans leurs cadres ovales, le portrait enfumé du grand-oncle, la bergère bouton d’or, les coussins du canapé, lui semblaient être autant de témoins à charge. Ce même décor l’avait connu jeune, moqueur, insolent et sûr de sa réussite. Ainsi, dans ces lieux inchangés, sa disgrâce physique et morale devenait plus
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