Le Sac et la cendre
visage une expression veule et narquoise, qui déplut à Arapoff. Il songea que le choc opératoire avait probablement dérangé l’esprit de Volodia, et il en fut peiné.
— Laisse donc, dit-il brièvement.
— Cela vous répugne ? Vous, un docteur ? s’exclama Volodia. Je n’aurais pas cru. Partout, on m’affirme que cet œil détachable ajoute encore à mon charme personnel. N’est-ce pas votre avis ?
— Si, dit Zénaïde Vassilievna, en avalant difficilement une gorgée de salive.
— J’en étais sûr, dit Volodia. Tania vous a-t-elle écrit les raisons de mon suicide manqué ?
— Ma foi non, répondit Arapoff en s’asseyant, et j’avoue que je ne tiens pas à les savoir.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elles ne regardent que toi, proféra Arapoff d’une voix ferme.
De plus en plus, l’attitude de Volodia lui paraissait révélatrice d’un déséquilibre mental. Il avait du mal à reconnaître dans cet individu vulgaire, aigri, lymphatique, sournois, le beau jeune homme, bavard et fier, qu’il avait si souvent reçu à la maison.
— Volodia est ici pour quelques jours, dit Zénaïde Vassilievna, afin de détourner la conversation. Il habite à Mikhaïlo, avec Ivan Ivanovitch Kisiakoff.
— Oui, dit Volodia. Nous sommes devenus des amis inséparables.
Il voulut conclure : « Je suis même son fils adoptif. » Mais il se retint, saisi d’une timidité absurde, et serra les lèvres. Il le dirait plus tard. Il avait le temps.
— Eh bien, reprit Arapoff, tu arrives un jour faste. Je présume que Zénaïde Vassilievna t’a mis au courant de la bonne nouvelle…
— Au sujet de Nicolas ?
— Oui.
— Je suis content pour lui et pour vous, dit Volodia. Cette guerre est idiote. Tous les motifs pour la refuser sont respectables. Moi, j’ai mon œil de verre, lui ses mitrailleuses. C’est parfait…
Arapoff redressa la taille et son regard se durcit.
— Je pense, dit-il, que Nicolas n’a accepté ce poste que dans l’idée de rendre service au pays. Il a prouvé amplement que le danger ne l’effrayait pas.
— Moi non plus, le danger ne m’effraie pas, dit Volodia. Seulement, voilà, j’ai un œil de verre.
Et il partit d’un éclat de rire strident. Ses épaules sautillaient. Sa bouche était tirée en largeur. Il était laid. Subitement, il se calma et dit :
— Je ne vous ai pas questionné à propos de Nina.
— Pour elle aussi, nous avons bon espoir, dit Zénaïde Vassilievna. Son père a tellement insisté auprès d’elle qu’elle a fini par nous promettre d’entreprendre les démarches nécessaires à son retour.
— Tout le monde revient ! s’écria Volodia. C’est admirable ! Bientôt, il ne restera plus à l’avant que les illettrés ! Et vive la Russie !
Les paroles de Volodia marquaient une volonté si évidente d’irriter ses interlocuteurs, qu’Arapoff préféra ne pas lui répondre. Après un court silence, il dit simplement :
— Tu parais être un ennemi acharné de la guerre.
— Je ne suis ennemi de rien, car tout m’est égal, dit Volodia. Mais je trouve qu’il est bête de se faire tuer lorsqu’on a envie de vivre.
— C’est la théorie des bolcheviks.
— Je ne suis pas bolchevik.
— Tu devrais l’être. Ils ont besoin d’hommes dans ton genre, de défaitistes. J’ai l’impression d’ailleurs qu’ils ont subi un échec sérieux. On prévoyait des troubles décisifs à Pétrograd, pour la rentrée de la Douma, le 14 février. Le général Khabaloff avait massé des troupes dans la capitale. Eh bien ! as-tu lu les journaux, ce matin ? Il n’y a rien eu. Quelques manifestations d’ouvriers et d’étudiants. Un point c’est tout. Je crois que cela finira par s’arranger, tant bien que mal. Évidemment, le tsar est très coupable. Depuis les grands-ducs qui lui écrivent pour protester contre l’influence de certains personnages suspects, jusqu’au dernier soldat du front qui se sent incompris, tout le monde a perdu confiance. Mais l’empereur ne peut pas désavouer, du jour au lendemain, sa conduite. Peu à peu, il se réconciliera avec la Douma. On formera un gouvernement convenable. Et les querelles seront vite oubliées…
La veille encore, Constantin Kirillovitch n’aurait probablement pas tenu ce langage. Mais, aujourd’hui, il voulait se convaincre et convaincre les
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