Le Sac et la cendre
peut-être était-ce le sang qui cognait contre son tympan. Ostap cria :
— Courage ! Le plus dur est fait…
Titubant, aveuglé, la bouche amère, la poitrine vide, Michel avança, avança encore, levant les pieds, foulant le sol, happant l’air à pleines lèvres, comme un aliment. Enfin, les premières branches de la forêt se tendirent vers eux, telles des rames secourables vers un groupe de naufragés. Ils entrèrent dans cet abri, comme on se hisse à bord d’un navire sauveteur.
— C’est pas tout, geignait Ostap. Faut encore trouver les vêtements dans le tronc creux. Si ce salaud de tailleur a menti, il ne nous restera plus qu’à retourner au camp. Christ, aie pitié des chrétiens. Ou alors, à quoi bon la croyance ?
Sous le manteau serré des sapins, la nuit était totale, résineuse et froide. À tâtons, glissant sur les aiguilles de pin, écartant les ramures piquantes, les deux compagnons se dirigèrent vers une clairière qu’ils connaissaient bien pour y avoir travaillé tout l’été. Une lueur trouble, brumeuse, baignait le cercle des arbres, figés, côte à côte, dans la méditation. Les sapins laissaient pendre jusqu’au sol leurs longues manches obliques de magiciens. Les bouleaux balançaient dans le noir leurs squelettes scintillants et graciles. Un vieux hêtre, à la tête coupée, aux bras mutilés, se tenait en avant de tous, dans une pose de protestation tragique. Un trou aux lèvres retroussées s’ouvrait en losange à son flanc. Michel plongea sa main dans le tronc creux. Ses doigts tremblants, endoloris, palpèrent un matelas de feuilles pourries, d’immondices gluantes. Une odeur de fumier montait de l’excavation. Rien. Le cœur cessait de battre. Un voile de mort dansait devant les yeux.
— Oh ! ce n’est pas possible !… Le salaud !… Le salaud !…
Subitement, ses ongles rencontrèrent un morceau d’étoffe, accrochèrent une ficelle. Un éclair de joie l’éblouit. « Merci, mon Dieu ! » Le colis était là, bien en place. Le tailleur n’avait pas menti. Le territorial alsacien était un brave homme.
— Ostap ! Les vêtements ! Je les ai ! Aide-moi !
Enfonçant le bras jusqu’à l’épaule dans la crevasse, Michel extirpa péniblement un gros paquet noué par le milieu avec une cordelette en papier. Il fit sauter la cordelette. Deux vestes en loques. Deux pantalons rapiécés. Des défroques d’épouvantails. Mais cela n’avait pas d’importance. Ostap se frottait les mains :
— Avec la nourriture du camp, pas de danger qu’ils nous soient trop étroits ! Celui-ci a l’air un peu grand pour moi. Prends-le. Il t’ira comme un gant !
Hâtivement, ils se déshabillèrent, enfilèrent, vaille que vaille, les costumes civils, et enfouirent leurs uniformes dans le tronc creux. Ils se regardaient, surpris de la métamorphose. Deux vagabonds en guenilles au milieu de la forêt.
— Quand je te vois comme ça, j’ai envie de te faire l’aumône, dit Ostap en riant.
Michel envia son calme.
— Ils vont sûrement venir, dit-il. Nous devrions nous cacher, laisser passer tranquillement la patrouille. Après, nous sortirons sur la route.
— Penses-tu qu’ils se dérangeront pour nous !
— Il vaut mieux. C’est plus prudent.
En effet, très loin encore, on percevait un craquement cadencé, une rumeur suspecte, humaine.
— Ce sont eux, murmura Michel.
— Mais non. C’est une bête quelconque. Ne t’affole pas.
— Grimpons dans un arbre. Je serai plus tranquille.
Après quelques hésitations, Michel choisit un chêne robuste, un peu en retrait de la clairière. L’escalade fut laborieuse. Ostap s’établit enfin sur une maîtresse branche, le dos accoté au tronc, les jambes pendantes. Michel s’installa à califourchon sur la branche voisine. Au-dessous d’eux, un lacis de ramures nues masquait partiellement le sol. Au-dessus d’eux, s’étalait un ciel sombre, où nageait la lueur vague de la lune.
— Je ne m’étais pas trompé, chuchota Michel. Ils arrivent…
Le bruit des pieds sur la terre et des bras écartant les souches devenait si distinct qu’Ostap acquiesça de la tête. Ravalant son souffle, Michel écoutait grandir et s’affirmer cette menace née de la nuit. Collé à la masse de l’arbre, il souhaitait participer à son indifférence et se vêtir de
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