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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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chevelures abondantes et les crânes chauves l’enserraient de tous côtés comme une pâte amorphe. Elle était prise là-dedans et ne pouvait plus se dégager. Çà et là, elle reconnaissait un profil familier incrusté en rose sombre dans la nuit, ou le scintillement d’un diadème dont elle savait la provenance. Mais ces visages et ces parures ne suffisaient plus à retenir son attention. À quatre rangs devant elle, se trouvait Volodia Bourine. C’était vers lui que revenaient constamment ses yeux. À deux reprises, il avait tourné la tête, et leurs regards s’étaient croisés. Et, chaque fois, elle avait ressenti une défaillance très douce dans son cœur. Elle espérait qu’il la regarderait encore. Elle guettait ses moindres mouvements. Mais il demeurait immobile, par crainte de la compromettre sans doute, et elle lui savait gré de sa délicatesse, tout en déplorant qu’il fût si prudent. Comme le rideau se baissait sur une rumeur d’applaudissements et de rires, les serveurs s’élancèrent entre les tables et renouvelèrent promptement les consommations. Tania porta une coupe de champagne à ses lèvres et la vida d’un trait. Eugénie lui dit :
    — C’est vraiment leur meilleur spectacle…
    — Oui, dit Tania.
    — Tu as l’air de t’ennuyer. Tu n’applaudis pas, tu ne ris pas.
    — Je ne veux pas avoir l’air d’applaudir ma sœur.
    — Si Michel l’avait vue en Cléopâtre, avec son ventre nu, il aurait crié au scandale !
    Tania éprouva un petit choc et ferma les yeux, comme pour regrouper ses forces. Le nom de Michel, la pensée de Michel, la rejoignaient au moment où elle souhaitait oublier son existence. Quelque chose de lourd, de maussade et de respectable lui tombait sur les épaules, comme un manteau. Elle murmura :
    — Oui, Michel n’aurait pas été content.
    Les lumières s’éteignirent dans la salle, et le rideau se leva sur la vue d’un verger croulant de fruits rouges dans des feuillages verts. C’était le dernier tableau de la première partie. Tania ne doutait pas que Volodia profiterait de l’entracte pour s’approcher d’elle et solliciter à voix basse un autre rendez-vous. Il fallait, dès maintenant, qu’elle préparât sa réplique. Leur brève rencontre à l’hôpital avait suscité en elle un sentiment d’allégresse et d’insatisfaction. Longtemps, elle avait cru qu’il lui serait indifférent de se retrouver face à face avec Volodia. Or, elle avait surestimé ses forces. L’attirance qu’il avait toujours exercée sur elle demeurait intacte, malgré les griefs qu’elle nourrissait à son égard. Sans doute eût-elle été plus vaillante si Michel l’avait aidée dans son travail de renoncement. Mais aux longues lettres qu’elle écrivait à son mari, il ne répondait que par des billets laconiques. Elle avait l’impression que Michel n’appréciait pas suffisamment sa gentillesse et son obéissance. Pour un peu, elle l’eût accusé d’ingratitude. Jamais elle ne s’était sentie aussi profondément délaissée qu’aujourd’hui. Cependant, elle ne voulait pas céder à Volodia. La promesse que Michel avait obtenue d’elle était sacrée. Aucune prière, aucune menace ne pourraient plus la détourner de son devoir. Elle le dirait à Volodia. Elle lui dirait aussi qu’elle était malheureuse. Pourquoi était-il revenu ? Loin de lui, elle avait fini par s’habituer à la solitude et à l’honnêteté. Elle s’était composé une vie régulière, monotone, tout entière vouée à Michel, aux enfants. Elle soignait ses fils, envoyait des colis, visitait les hôpitaux, patronnait des ventes de charité, espérait la fin de la guerre et le retour de son mari. Maintenant, il lui semblait qu’elle ne saurait plus se contenter de cette routine bienfaisante. Elle avait peur d’elle-même. Ce tableau du verger était interminable. Qu’elle était donc pressée de rejoindre Volodia ! Mais elle ne prononcerait devant lui que des paroles de refus. Il serait désespéré. Était-ce là ce qu’elle désirait avec tant d’impatience ? Le voir balbutiant de rage et de chagrin, prêt à se couvrir de ridicule, en public, à cause d’elle. Non. Elle n’était pas si vulgairement perverse. Elle souhaitait autre chose. Mais quoi ? Les mains moites, la tête divagante, Tania respirait l’air de la salle avec dégoût. Elle

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