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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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japonaises. Il allait devenir fou. C’était sûr. La porte du salon s’ouvrit en grinçant et Kisiakoff parut sur le seuil. Il était pieds nus. Sa chemise de nuit, bordée de soie rouge au col et aux poignets, dessinait la masse proéminente du ventre. Sur le tissu blanc, la barbe s’étalait largement et semblait encore plus noire. Il bâilla d’une manière confortable et féroce, clappa de la langue et se frotta les yeux :
    — Tu t’es de nouveau réveillé, fiston ? Elle ne te laisse pas en repos, la garce. Toujours à te pincer le cœur. On en parlera, on en parlera. Veux-tu manger quelque chose ?
    — Non.
    — À ta guise. Moi, j’ai faim. Je passe à la cuisine et je reviens.
    Il sortit en se dandinant, les dix doigts écartés à plat sur les reins, la tête penchée en avant, d’un air quêteur. Au bout d’un moment, il rentra dans la chambre, un grand verre de vodka dans la main gauche, un saucisson dans la main droite. Il mâchait violemment la nourriture et la faisait glisser d’une joue à l’autre avec un léger bruit de succion. Puis, il s’envoya une rasade d’alcool dans le gosier en levant le coude comme un joueur de trompette.
    Une tache de transpiration marquait sa chemise à hauteur de l’aisselle. Ayant vidé le verre, il le tint encore contre sa bouche et souffla dedans pour en ternir les parois :
    — Ta-ra-ta-ta !
    Enfin, il déposa le verre et le saucisson sur le marbre de la table de nuit, secoua la barbe et dit :
    — C’est du feu liquide !
    Quelques gouttes de vodka tremblaient sur sa moustache. Il les aspira en rentrant ses lèvres. Volodia enfila sa robe de chambre et s’assit au bord du lit, les coudes aux genoux, le front bas. Devant lui, Kisiakoff se tapotait la panse avec contentement.
    — Ce n’est plus possible, murmura Volodia. Je vais devenir fou.
    — On croit toujours ça, dit Kisiakoff, et puis, au dernier moment, ça rate !
    — Quoi ?
    — La folie. Ne compte pas sur moi pour te guérir. Il faut que tu souffres…
    Il s’arrêta pour se curer les dents avec l’ongle du pouce, fit un petit sifflement et poursuivit :
    — Il faut que tu souffres. Ta souffrance est grande, belle, respectable. Je m’incline devant ta souffrance…
    Ayant dit, il courba la tête et appuya sa barbe sur sa poitrine. La barbe se plia par le milieu.
    — Je ne veux pas souffrir ! gronda Volodia. J’en ai assez de souffrir ! Arrange-toi pour me procurer Tania. Oh ! oui, arrange-toi. Donne-moi des conseils.
    — Je t’ai aidé à rencontrer Tania, mon rouge soleil, dit Kisiakoff en se redressant avec un soupir. Je t’ai suggéré l’idée de cette promenade en auto. Je t’ai soufflé les paroles qu’on pouvait dire, les gestes qu’on pouvait oser. Tout devait réussir. Tout a manqué. Je suis à court d’invention. Crois-en mon expérience : il faut faire une croix sur cette affaire. C’est fini, c’est perdu… Elle nous a glissé entre les mains, la couleuvre. Elle file. Adieu, adieu…
    Il remua les doigts dans l’air de la chambre, comme pour les débarrasser d’un papier collant.
    — Tu te moques de mon chagrin ! s’écria Volodia.
    — Puisse Dieu ne t’avoir pas entendu ! dit Kisiakoff en révulsant un peu les prunelles. Moi, me moquer de ton chagrin ? Mais je partage ton chagrin comme j’aurais partagé ta joie ! Si tu savais combien j’espérais ta victoire !
    — Pourquoi ?
    — Parce que je t’aime, mon enfant. Il me plaisait de l’imaginer dans cette chambre, avec une Tania consentante, palpitante. Elle est si jolie, avec son petit visage potelé et blond, ses lèvres soyeuses, ses yeux de lumière. Elle doit avoir les seins un peu lourds déjà, en forme de poire. Des fesses fermes et douces, marquées par les plis de la chemise. Un parfum…
    — Tais-toi, dit Volodia. Tu me dégoûtes !
    — Je te voyais la déshabillant, la caressant, la poussant sur ce lit. Et, au lieu d’elle, c’est moi qui me pavane en chemise devant toi !
    Il se dandina un peu sur ses jambes écartées.
    — Moi, avec ma barbe et ma bedaine ! reprit-il violemment. Moi, avec mon odeur de vieux cigare et de saucisson à l’ail. Moi, avec mes poils aux cuisses…
    Ses yeux étincelaient de colère. Il s’éventait les mollets avec les pans de sa chemise.
    — Moi, moi, rugit-il encore.
    Puis, il se

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