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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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de la tienne ?
    — Non, dit Volodia.
    — Plouf ! s’exclama Kisiakoff avec un grand rire, et il fit mine de couler à pic en agitant les bras. Plus de Kisiakoff. Quelques petites bulles. C’est tout. Je doute que Stopper, Sopianoff, Khoudenko aient plus de chance que moi. Venons-en à Michel.
    — Laisse Michel.
    — Oui, qu’il crève, dit Kisiakoff en baissant le pouce vers le sol. Et Lioubov avec lui. Et tous les autres. Reste Tania.
    Il cligna de l’œil :
    — Si tu pouvais sauver Tania en te sacrifiant, le ferais-tu, petit salaud ?
    — Va-t’en au diable, dit Volodia.
    — Non, non. Je t’ai questionné. Réponds.
    L’éclairage de la lampe donnait à Kisiakoff un aspect théâtral. On eût dit que des filets de sang coulaient sur la poitrine de sa chemise et enserraient ses poignets blancs. Dans la barbe luisaient de petits reflets bleuâtres, comme des grains de sel.
    — Réfléchis bien, dit Kisiakoff. Pèse le pour et le contre.
    Docile, Volodia tenta d’imaginer le bateau en perdition, les vagues énormes qui se brisaient sur le pont, et Tania, debout près de lui, les cheveux au vent, la face mordue de peur. Cette évocation fut si précise qu’il en éprouva une douleur dans la poitrine. Il n’aurait jamais cru qu’un simple jeu de l’esprit pût le plonger dans un pareil désarroi. Sans doute était-il épuisé par cette longue nuit d’insomnie ? Il ne savait plus contrôler ses nerfs. Avec impulsion, il devina, au plus profond de son être, la venue d’une réponse précise. Il se vit repoussant Tania, sautant dans la barque, horrifié, soulagé, vivant.
    — Eh bien ? dit Kisiakoff. J’attends ta réponse.
    Volodia fit la grimace. Un poids ignoble l’oppressait. Il se sentait écrasé, gluant.
    — Tu ne lui as pas cédé ta place ? demanda Kisiakoff en souriant.
    — Non, dit Volodia.
    — L’aurais-tu cédée à Dieu ?
    — Que veux-tu dire ? Dieu ne peut pas être en danger.
    — Suppose que Dieu soit en danger, suppose qu’il te faille mourir pour sauver Dieu.
    — Je refuserais, dit Volodia.
    Il eut peur du silence qui suivit ses paroles. De nouveau, l’horloge tinta.
    — Très bien, dit Kisiakoff.
    — Tu vois, soupira Volodia, je ne vaux pas grand-chose. J’ai peur de la mort. Je ne me tuerai pas…
    Kisiakoff croisa les mains sur son ventre et parut s’isoler dans la réflexion. En même temps, il se caressait la cheville droite avec la plante du pied gauche. Son genou allait et venait sous la chemise. Il déclara enfin :
    — Ta réaction n’est pas aussi rassurante que tu l’imagines. Elle prouve simplement que tu préfères ta vie à celle des autres. Ce qui est normal. Mais l’adoration que tu as pour toi-même te rend très vulnérable. Tu te chéris si bien, que la moindre atteinte à ton propre bonheur risque de lui être mortelle. Tu ne te tuerais donc pas dans l’espoir de sauver quelqu’un, mais par désespoir de ne pouvoir te sauver toi-même. Tu ne te tuerais pas pour permettre à Tania de vivre, mais parce que tu ne saurais pas vivre sans Tania. Tu ne te tuerais pas par amour pour Tania, mais par amour de toi. N’ai-je pas raison, mon doux ami ?
    — Peut-être. J’ai mal à la tête. Je ne veux plus réfléchir.
    — Je réfléchis pour toi. Le suicide est un problème passionnant. Pourquoi se suicide-t-on ?
    Volodia retira sa robe de chambre et se jeta en gémissant sur son lit. Il avait froid. Ses dents claquaient. Une névralgie lui perçait la joue gauche. Kisiakoff éclata d’un rire gras et large :
    — Je t’embête ? Tu souhaites dormir ?
    — Non. Reste ici. Je vais fermer les yeux. Ça ira mieux, après…
    — Pourquoi se suicide-t-on ? répéta Kisiakoff.
    À travers une brume épaisse, Volodia entendit des cloches qui sonnaient. La voix de Kisiakoff s’éloignait par saccades :
    — Pourquoi se suicide-t-on ? Pourquoi ? Pourquoi ?
    Le sommeil recouvrit Volodia sans qu’il eût repris connaissance.
     
    Lorsque Volodia rouvrit les yeux, sa chambre était vide. Quelqu’un avait éteint la lampe de chevet. La lumière d’un jour froid et blanc filtrait entre les rideaux. Derrière la cloison, résonnait le ronflement auguste de Kisiakoff. Sur la table de nuit, une pendulette gainée de cuir marquait huit heures.
    Avant même que Volodia eût entièrement recouvré ses

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