Le Sac et la cendre
tut, renifla profondément et continua d’une voix plus basse :
— Tu ne gagnes pas au change.
Volodia ne répondit pas. Malgré lui, il évoquait l’image de Tania dans cette chambre, sur ce lit. Les paroles de Kisiakoff guidaient sa recherche. Il comprenait mieux les raisons de sa grande douleur. Rien de ce qu’il avait enduré auparavant n’était comparable aux tourments qu’il vivait depuis cette rupture. L’idée de la mort effleura son esprit sans l’émouvoir.
— Ah ! elle est irremplaçable, dit Kisiakoff en mordant dans le saucisson. Vous étiez faits l’un pour l’autre. Une erreur d’aiguillage, et vos deux existences sont gâchées à jamais. Chacun roule de son côté en pensant à l’autre. Solitude ! Solitude !
Un hoquet gonfla ses joues et il porta la main devant sa bouche.
— Remarque bien, dit-il encore, que je pourrais te proposer d’autres femmes. De jolies, de chaudes petites cailles. De petites suceuses. De petites gigoteuses.
Il bomba le ventre, et son visage prit une expression tragique au-dessus de la chemise de nuit qui était comme un socle blanc.
— Tu me croiras si tu voudras, s’écria-t-il, j’ai renoncé à mon projet ! Je me suis dit que tu valais mieux que ça. Elle ou personne. Ai-je eu raison ?
— Tu as eu raison.
— Bravo, dit Kisiakoff en claquant ses mains l’une contre l’autre. Je t’admire. Tu es grand, tu es propre, tu es antique dans ta douleur. Sais-tu qui tu me rappelles ?
— Non.
— Devine.
— Ma mère ?
— Non, dit Kisiakoff. Ton père.
Volodia haussa les épaules.
— Comment donc ! dit Kisiakoff. À Ekaterinodar, en 1892. J’étais fiancé à Lioubov. Mais cela ne m’empêchait pas de m’intéresser aux aventures des autres. Sais-tu pourquoi il s’est suicidé ?
— À cause d’une femme.
— C’est exact. Une femme. Une couturière. Jolie d’ailleurs. Et méchante comme la gale. Peu importe. Il ne pouvait plus vivre sans elle. Il était comme toi, obsédé, malheureux, solitaire. Je lui ai rendu visite, peu de jours avant son suicide. Nous avons eu une conversation…
Tout à coup, Kisiakoff s’arrêta de discourir et plissa le front d’un air soucieux.
— Qu’as-tu ? demanda Volodia.
— Je ne devrais pas te parler de ton père, dit Kisiakoff. Cela risque de t’impressionner.
— Quelle idée ! murmura Volodia. Continue.
— Tu ne m’en voudras pas ?
— Mais non.
Une lueur malicieuse passa dans les yeux de Kisiakoff et il posa sa main sur l’épaule de Volodia :
— C’est curieux, je songe à la discussion que j’ai eue, il y a vingt-deux ans, avec ton père, et il me semble…
— Quoi ?
— ... Il me semble que je la reprends mot pour mot avec toi. C’était par une nuit de décembre pareille à celle-ci, dans une chambre aux fenêtres closes, devant un lit défait. Ton père était assis sur le bord du matelas, les coudes aux genoux, comme toi. Il pleurait. Et moi, j’avais posé ma main sur son épaule. Cette même main, je la pose aujourd’hui sur l’épaule de son fils. Ainsi, exactement ainsi… Tout recommence…
Volodia regarda Kisiakoff avec inquiétude. La lampe de chevet éclairait par-dessous sa grosse tête livide, emboîtée dans la masse de la barbe. Deux rides pendaient en travers de ses joues. Les cavernes de ses yeux étaient profondes. Volodia eut la sensation qu’il était comme une bête prise au piège et qu’il ne pouvait plus s’enfuir. Mais il n’avait pas envie de s’enfuir. Tout en lui était engourdi, endormi.
— Oui, reprit Kisiakoff d’une voix grave, je lui parlais comme je te parle à toi. Et il me faisait les mêmes réponses que toi, car sa douleur était la tienne. Il ne voulait pas d’autre femme. Il voulait la femme qu’il avait choisie. Il crevait de désir…
Une horloge sonna dans l’entrée. Kisiakoff plongea la main dans sa barbe, leva les yeux au plafond et proféra majestueusement :
— Ce sera demain l’anniversaire de sa mort.
— Je le savais, dit Volodia.
— Tu y pensais, autrefois ?
— Jamais.
— Tu condamnais ton père ?
— Oui.
— Et maintenant ?
Volodia baissa les paupières. Il lui sembla qu’il descendait peu à peu dans un rêve.
— Maintenant, tu le comprends ? dit Kisiakoff.
— Comment… comment s’est-il tué, au juste ? balbutia
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