Le Sac et la cendre
Volodia. On m’a raconté…
— Une balle de revolver à la tempe, répondit Kisiakoff. C’est net et classique.
Il y eut un très long silence. Kisiakoff déboutonna le devant de sa chemise et se gratta la poitrine du bout des doigts, en bâillant. Puis, sans transition, son visage s’arrondit selon une expression d’angoisse maternelle. Il demanda :
— Pourquoi me questionnes-tu ainsi ?
— Pour rien… Je ne sais pas…
— Tu n’as tout de même pas l’intention de te tuer à cause de Tania ?
Volodia sursauta et son cœur s’arrêta de battre. Devant lui, Kisiakoff ouvrait les bras dans un geste de terreur solennelle. Toute sa vieille face barbue vibrait d’indignation :
— Tu ne vas pas faire ça, hein ?
— Non, dit Volodia.
— Tu me le jures ?
— Mais oui.
Kisiakoff se tordit les mains :
— Je suis sûr que tu mens !
— Je ne mens pas.
— Si, si, tu mens… Tu as pris ta décision… Tu as combiné ton affaire… Je te connais… La solution est tentante… Paf, et plus rien… Le noir… Le repos… Finies les souffrances, les attentes, les déceptions… C’était l’opinion de ton père…
À présent, il marchait de long en large dans sa chemise flottante. Ses pieds nus claquaient sur le plancher. Il respirait difficilement.
Bientôt, il parut oublier la présence de Volodia. En proie à une agitation extrême, il parlait et gesticulait comme s’il eût été seul.
— Eh ! je le comprends, cet enfant, disait-il. Que peut-il attendre de la vie ! Il a trompé son meilleur ami. Il n’a plus d’argent. La femme qu’il aime le repousse. Autour de lui, c’est la guerre, la pourriture, les soucis. Pourtant, il ne faut pas !… Philippe Savitch, je n’ai pas su te retenir au seuil de la mort, je retiendrai ton fils !
Il virevolta sur ses talons, heurta un fauteuil et grogna :
— Saleté !
Puis, il empoigna son verre sur la table de nuit et alla le remplir à la cuisine. Lorsqu’il revint, Volodia n’avait pas bougé.
— J’avais peur de te laisser, fût-ce une seconde, dit Kisiakoff. Je ne te quitterai plus.
Volodia fit un effort pour secouer la torpeur qui s’emparait de son cerveau. Il bredouilla :
— Ne crains rien. Je suis trop lâche pour me tuer.
— On dit ça, répliqua Kisiakoff, et puis, on surmonte sa lâcheté, et on se tue. Ton père aussi prétendait être lâche.
Il avala son verre de vodka et s’essuya les lèvres avec sa manche :
— Il prétendait être lâche, et il s’est tué.
— Je n’ai rien de commun avec mon père.
— Si, tu lui ressembles, dit Kisiakoff avec lenteur. Et de plus en plus.
Subitement alarmé, Volodia comprit qu’il partageait devant lui-même l’appréhension de Kisiakoff. Le son de sa propre respiration l’inquiétait. L’idée lui vint qu’un homme inconnu habitait son corps. On devait tout redouter de cet homme-là. Ses mains se mirent à trembler.
— Tes mains tremblent, dit Kisiakoff. Veux-tu boire ?
— Non.
— Veux-tu dormir ?
— Pas encore. Reste près de moi. Parle.
— De quoi ?
— De mon père.
— Je ne te parlerai pas de ton père, dit Kisiakoff. Cela te fait du mal. Je le vois à tes yeux. Tes pauvres yeux de candidat au suicide. Tes pauvres yeux de vivant…
Volodia se leva, s’approcha de la glace et contempla son reflet en souriant avec tristesse.
— C’est vrai que j’ai une sale gueule, dit-il. Mais sois tranquille. Je ne suis pas fou. Je ne me tuerai pas.
— Tant mieux, tant mieux, dit Kisiakoff avec entrain.
Il se frottait les mains, et les doigts glissaient l’un sur l’autre comme de petites saucisses :
— Tout est préférable à la mort… Une existence grise, inutile, désespérée… Veux-tu que je t’apprenne un jeu ? Je le pratique souvent lorsque je doute de moi-même. Imagine que tu te trouves sur un bateau en perdition. Il n’y a plus qu’une place sur le canot que les marins ont mis à la mer. Et, derrière toi, se groupent ceux que tu aimes ou que tu crois aimer : Tania, Lioubov, Stopper, Sopianoff, Khoudenko, Michel, moi, les autres… Céderas-tu ton tour à quelqu’un, ou les laisseras-tu se noyer pour sauver ta peau ? Interroge ta conscience et réponds.
— C’est un jeu idiot, dit Volodia.
— Pas tant que ça. Commençons par moi. Épargnerais-tu ma vie aux dépens
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