Le Sac et la cendre
esprits, l’image du navire en perdition visita sa mémoire. Ce jeu absurde ne le laissait pas en repos. Sans cesse, il recommençait l’épreuve. Il chargeait sur le bateau symbolique des êtres chers et de lointains camarades d’enfance, des maîtresses, des amis, des inconnus, des personnages imaginaires et même la notion abstraite de Dieu. Il s’exhortait à l’héroïsme, au sacrifice. Mais, au moment de céder sa place, il reconnaissait, avec honte, avec rage, que les autres ne valaient rien et que lui seul méritait de rester en vie. Longtemps, étendu sur le dos, les mains croisées derrière la nuque, il essaya d’évoquer sa mort ou sa fuite. Sans l’insistance de Kisiakoff, il n’aurait jamais pensé à se suicider. Pourquoi Kisiakoff lui avait-il imposé cette idée saugrenue et malsaine ? Mécontent, fatigué, Volodia se leva et passa dans le cabinet de toilette. Comme il achevait de se raser, Kisiakoff vint le rejoindre. Volodia tourna vers lui sa face enduite de mousse de savon et demanda :
— Y a-t-il longtemps que tu connais ce jeu du navire en perdition ?
— Depuis ma plus tendre enfance, chère âme.
— Avais-tu posé la question à mon père ?
— Bien sûr.
— Qu’avait-il répondu ?
— La même chose que toi. Il ne voulait se sacrifier pour personne.
— Il s’est tout de même tué.
— Par égoïsme, non par altruisme. Il y a plusieurs sortes de suicides…
— Pourquoi me parles-tu toujours de suicide ?
— Pour t’en dégoûter, dit Kisiakoff.
Il versa de l’eau dans un verre et se frotta les dents avec la brosse, en secouant la tête latéralement. Puis, il se gargarisa, cracha dans la cuvette et se moucha dans ses doigts, une narine après l’autre. Enfin, ayant aspergé son visage d’eau tiède, glissé un peigne dans ses cheveux et dans sa barbe, il déclara :
— Me voici propre d’âme et de corps. Tu as tort de te raser, de te laver avec tant de soin. As-tu donc l’intention de sortir aujourd’hui, ou de recevoir des amis ?
— Non.
— Reste tel que tu es. Nous bouclerons les portes. Nous fermerons les volets. Nous passerons toute la journée tête à tête. Quand on est malheureux, il faut mariner dans son jus. Nous marinerons dans notre jus, comme des cochons.
Ils s’habillèrent, côte à côte, sans échanger une parole. Pendant le petit déjeuner, Volodia voulut lire les journaux, mais Kisiakoff les lui arracha des mains :
— Pas toi. Tu ne sais pas lire. Écoute. « La bataille se développe au sud-est de Pétrokoff. De ce côté, l’ennemi a réussi à concentrer des forces importantes, mais notre armée, résistant victorieusement à tous les assauts, se borne à amorcer un repli stratégique… À l’embouchure de l’Yser, les troupes françaises et belges ont débordé de Nieuport et, par une brillante opération, occupé Saint-Georges… Compte rendu de la fête patronymique de l’Empereur, à Notre-Dame de Kazan… Déclaration de Goremykine… » Quoi encore ?
Il se tut et jeta sur Volodia un regard froid et raide comme une flèche.
— Ça t’intéresse ? demanda-t-il. As-tu l’impression d’appartenir à ce monde-là ?
Volodia soupira et repoussa sa tasse de café, sans répondre.
— Ton monde à toi, reprit Kisiakoff, ne s’étend pas au-delà des murs de cette chambre. La guerre, la politique, la patrie, les drapeaux, l’héroïsme, l’Histoire sont l’apanage des autres. Tu es un amoureux anachronique. Tu vis hors du temps et hors de l’espace. Quel est ton espoir ?
— Je n’en ai pas, dit Volodia.
— Que comptes-tu faire ?
— Rien.
— Et pourquoi vivre alors ?
— Par peur de mourir.
Kisiakoff avança une lippe soupçonneuse et fronça les sourcils :
— Qu’imagines-tu après la mort ?
— Rien, dit Volodia, zéro, le vide…
— Et tu préfères tes tourments actuels à ce zéro, à ce vide ?…
— Oh ! ne me tente pas, gémit Volodia.
— Te tenter ? s’écria Kisiakoff, et il bondit sur ses jambes. Qui parle de te tenter ? Nous discutons de la mort sur le plan métaphysique. Nous émettons des hypothèses. Nous jouons…
— C’est un jeu dangereux, dit Volodia.
Youri entra pour desservir la table. Kisiakoff avait ramassé les journaux et les lisait avec de petits rires. Volodia écoutait ces rires, le tintement des
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