Le Sac et la cendre
couverts, des assiettes, et il lui semblait que l’univers prenait une signification nouvelle. Les habitudes protectrices l’abandonnaient une à une, comme des écorces superposées qui se fanent et tombent. Les choses et les êtres surgissaient dans leur vérité jamais vue. À force de vivre auprès d’eux, Volodia avait oublié de les connaître. Maintenant, leur dureté le blessait. Une hostilité primitive ornait ces objets, ces visages. Une femme se refusait à l’homme qu’elle aimait pour rester fidèle à celui qu’elle n’aimait pas. Des milliers de soldats se faisaient massacrer pour une cause qui n’était pas la leur. L’assassin arborait les insignes du héros. L’argent allait aux riches. L’Église bénissait les voleurs. Comme preuve de l’existence de Dieu, il y avait des prêtres ignares. Un savant mourait, écrasé par un tramway. La terre tournait. Les jours passaient. Dans la rue, les enfants jouaient aux boules de neige et espéraient la venue de Noël. Pourquoi n’était-il plus un de ces enfants ? Il tâcha de se rappeler les vêtements qu’il portait lorsqu’il était petit garçon, à Ekaterinodar, ses visites dans la maison des Arapoff, la figure de sa mère, de son père. Il murmura :
— As-tu des détails sur ses derniers moments ?
— Je te ferai remarquer, dit Kisiakoff, que c’est toi qui remets la question sur le tapis.
— J’aimerais savoir…
— Il s’est rasé de près, il a pris un bain, il a revêtu un costume neuf. En grand seigneur, tu comprends ? Sa dernière coquetterie. Puis…
Le téléphone sonna, et Kisiakoff eut un mouvement de colère.
— Réponds à ma place, dit Volodia.
Au lieu de répondre, Kisiakoff enroula le cordon du téléphone autour de sa main, et, d’une secousse violente, le tira, l’arracha du mur.
— Voilà comment je réponds, dit-il. Il ne faut pas qu’on nous dérange.
Volodia était devenu très pâle.
— Et si c’était Tania ? balbutia-t-il.
Kisiakoff haletait un peu, et les veines de son front s’étaient gonflées.
— Ne te fais donc plus d’illusions au sujet de Tania, dit-il.
— C’est vrai. Je suis stupide. Tu me parlais de mon père…
— Oui, ton père…
— Non, tais-toi, dit Volodia. J’en ai assez entendu. Kisiakoff lui lança un rapide coup d’œil et décréta :
— Tu as raison. Veux-tu jouer aux cartes ?
Ils passèrent dans le salon. Au pied du canapé, reposait la valise de Kisiakoff. Il s’agenouilla pour l’ouvrir.
— Que cherches-tu ? demanda Volodia.
— Les cartes.
— J’en ai.
— Je préfère les miennes, dit Kisiakoff en soulevant le couvercle de la valise.
Sur un fond de chemises, de caleçons et de chaussettes, gisaient deux paquets de cartes et un pistolet automatique, noir et luisant. Volodia éprouva une brève commotion, et dit dans un souffle :
— Qu’est-ce que c’est que ce revolver ?
— C’est mon revolver.
— Pourquoi l’as-tu pris avec toi ?
— Je ne m’en sépare jamais, grommela Kisiakoff en se redressant. Une vieille habitude.
Ils s’assirent de part et d’autre d’un guéridon. Kisiakoff distribua les cartes. Mais Volodia ne pouvait pas s’intéresser au jeu. Constamment, son regard revenait à la valise ouverte. Comme on frappait à la porte, il sursauta, et son visage prit une expression terrifiée :
— Qu’est-ce que c’est ?
Youri parut sur le seuil. Il tenait à la main un plateau chargé de lettres.
— Jette ces lettres au panier, dit Volodia.
— Bravo ! s’écria Kisiakoff.
Youri fit une moue réprobatrice :
— Je venais également pour le menu…
— Donne-lui donc congé pour la journée, chuchota Kisiakoff en se penchant vers Volodia. Nous serons tranquilles.
— C’est ça, dit Volodia. Va-t’en pour la journée. Je ne veux plus te voir. Nous nous servirons nous-mêmes…
Il rit nerveusement.
Lorsque Youri eut quitté la pièce, Kisiakoff poussa un soupir de soulagement :
— Ouf ! Je n’aime pas sa gueule. Il a l’air d’un intellectuel raté, d’un espion. À toi de jouer.
Volodia rassembla ses cartes et considéra longuement l’éventail bariolé qui s’épanouissait dans sa main. De nouveau, un sentiment atroce d’ennui et d’inutilité lui crispa le cœur. Pourquoi jouait-il ? Et que ferait-il après cette partie ? Et à quoi
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