Le Sac et la cendre
relevés. Au lieu de les envoyer au repos, on les a lancés dans la bagarre. Est-ce qu’ils sortent de leurs trous ?
— Pas encore.
Akim regarda sa montre :
— Ils ne vont pas tarder. Heureusement, les Allemands ont des fusées. Si nous devions compter sur les nôtres…
Une fusée rouge éclata dans le ciel, puis une fusée verte. Quelqu’un passa en courant dans les tranchées. Une voix cria :
— Les brancardiers !
— Pour qui ? demanda Akim.
L’homme ne répondit pas et continua de courir. Akim reprit ses jumelles et s’accouda au parapet.
Un éboulement de sacs bouchait le passage de la tranchée. Les grenadiers perdirent quelque temps à le franchir. Derrière eux retentissaient les jappements du caporal :
— Alors, quoi ? Faut une échelle ? Maniez-vous le cul, bandes d’enflés !
Le voisin de Nicolas Arapoff cracha de biais et dit :
— Parlera moins de l’autre côté de l’eau, celui-là.
Puis, il grimpa sur les sacs, vacilla, sauta dans le fond du boyau, d’une manière lourde et molle :
— On voit rien. C’est plein de boue par ici. Toujours les mêmes qui se font abîmer. On devait être relevés, et voilà…
— Vite ! vite ! marche ! hurlait le caporal.
— Marche ! marche ! poursuivit l’autre. Moi, je marche. Tous les grenadiers marchent. Mais pourquoi que les autres ils ne marchent pas ? Ces messieurs les dragons et les hussards vont nous regarder à la jumelle. C’est tout ce qu’ils savent faire…
Nicolas escalada à son tour l’amoncellement de sacs et de terre qui coupait la tranchée. Son cœur se serrait d’angoisse. Ses mains étaient inertes. En passant sous un portique en poutres, d’où pendaient des écheveaux de fils électriques, il tourna la tête. Par le trou carré d’un abri, on apercevait le visage cendreux du téléphoniste.
— Dis donc, cria Nicolas, les hussards d’Alexandra sont bien dans le secteur ?
— Oui.
— Où ça ?
— Tout au bout. Au confluent de la Vistule. C’est pas demain que tu leur diras bonjour !
Nicolas reprit sa marche, courbé en avant, l’épaule sciée par le poids du fusil. Il ne savait même pas s’il eût aimé embrasser son frère avant de monter à l’assaut. Akim ignorait la récente affectation de Nicolas au 14 e grenadiers de Géorgie. S’il l’avait apprise, il l’aurait interprétée à sa façon. Il se serait figuré que Nicolas avait renoncé à ses idées révolutionnaires pour devenir un vaillant serviteur du régime. Or, plus que jamais Nicolas détestait le régime, et mieux que jamais il aimait son pays. C’était pour défendre ce pays qu’il s’était engagé dans l’armée, avec la certitude qu’après la victoire un mouvement populaire balaierait le tsar, ses ministres et ses partisans. Chaque chose en son temps. D’abord, repousser l’ennemi extérieur. Ensuite, s’attaquer à l’ennemi intérieur. Cette opération sur la Bzoura était actuellement plus importante que toutes les rêveries politiques de Zagouliaïeff, de Grünbaum ou de Lénine. À l’heure présente, Nicolas, en tant que simple grenadier, était plus nécessaire à la cause de la révolution que les grands pontifes de la lutte clandestine. Cette pensée lui faisait du bien. Il sourit et pressa le pas. Devant lui, se balançait le dos du grenadier Érivadzé. Cet Érivadzé avait un accent caucasien inimitable. Il savait des chansons et des légendes. Il dansait sur la pointe des pieds, au cantonnement. Pour l’instant, plié en deux, il grommelait des injures dans son dialecte.
— Avance ! lui cria Nicolas.
Érivadzé tourna vers lui sa face pointue, aux lourds sourcils de charbon.
— Quoi, avance ? J’ai mon pied dans un trou.
Il arracha son pied à deux mains hors de la gadoue gluante et poursuivit sa route en boitillant. Au carrefour de deux boyaux, un embouteillage se produisit, à cause des piquets de soutien qui étaient tombés en travers du passage. Dans l’ombre humide et venteuse, les soldats se heurtaient, sacraient, glissaient sur la vase du sol ou sur les caillebotis branlants. À la lueur spasmodique des explosions, surgissaient des amas de visages barbus et verts, des baïonnettes bordées d’argent, des yeux dilatés et attentifs qui n’appartenaient à personne.
— Où
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