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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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gélatine. Il s’agissait de franchir le barrage d’artillerie. Après, tout irait mieux. Quelques pas encore.
    Nicolas avait l’impression que chaque enjambée le rapprochait de la démence. Une pensée obtuse le commandait. « Pour la patrie… Tiens, un buisson roussi… Un piquet humide et noir… Une grosse pierre… Un casque allemand… Pour la patrie… » Tête basse, luttant de tout le corps contre l’ouragan, giflé de poussière, de chaleur, de pierrailles, Nicolas franchit encore quelques mètres et se sentit défaillir. La stridence des éclats lui cassait la nuque. Ses yeux, brûlés de fumée, pleuraient des larmes épaisses. Chaque détonation lui frappait le cœur comme un coup de poing.
    — En avant, les gars ! Hourra ! Hourra !
    Comme si un souffle l’eût soulevé, Nicolas, allégé, balancé, avança encore vers les nuées verticales. Soudain, il fut dedans. La terre quittait ses pieds et revenait se coller à ses bottes par saccades. L’air manquait à ses poumons. Dans une lueur de brasier, il entrevit des silhouettes gesticulantes. À sa gauche, le sergent fit un saut comique, de deux mètres de haut, le corps tordu en virgule. À sa droite, la tête d’Érivadzé émergea du néant, les prunelles en boules, le mufle barbouillé de confiture écarlate, et disparut, comme si quelqu’un l’avait emporté sous son bras. Nicolas bondit de côté et son talon heurta un cadavre tout noir, dont les vêtements fumaient tel un rôti. On ne distinguait plus le reste du bataillon. Qui était vivant ? Nicolas était-il vivant lui-même ?
    « En avant ! En avant ! On les aura ! »
    Nicolas se mit à courir comme un fou, droit devant lui. À présent, il lui semblait discerner d’autres ombres à travers les rafales d’éclairs et les crachements de vapeurs. Ces ombres se cabraient, trébuchaient, repartaient, comme des damnés à la recherche d’une issue. Après une galopade harassante, il s’arrêta pour souffler et posa un genou à terre. Le barrage était dépassé. Les obus éclataient derrière son dos. Leur vacarme ne l’inquiétait plus, lui paraissait insane, inutile, risible. Des camarades le rejoignaient, flageolants, le fusil à la main, la face noire. Peu à peu, sur toute l’étendue de la plaine, la vague d’assaut se reformait, vaille que vaille. Des poitrines haletantes parlaient :
    — C’est toi ?
    — Oui, c’est moi !
    — Qu’est-ce qu’on a dégusté !
    — T’as vu Érivadzé ?
    — Et le sergent !
    — Il est monté, droit comme un cierge…
    — On a bien perdu trente hommes dans cette saloperie !
    — Est-ce qu’ils vont nous laisser souffler ?
    Le voisin de Nicolas, un petit blondin au profil de fille, s’était assis dans la boue et vomissait entre ses jambes. Puis, il s’essuya la bouche avec sa manche et clappa de la langue.
    — Ça va, Bréchkine ? demanda Nicolas.
    — Ça va !
    Un repli du sol cachait les tranchées ennemies. La canonnade s’était apaisée. Pourtant, les fusées éclairantes se balançaient toujours dans le ciel. Un caporal avait remplacé le sergent à la tête du groupe dont Nicolas faisait partie. Le lieutenant passa devant eux en clopinant. Il suçait son pouce, comme un bébé. Mais toute sa main ruisselait de sang. Il retira son doigt de la bouche et cria au caporal :
    — Rassemble tes hommes. Ne restez pas là, les gars. En avant !…
    — En avant !
    — En avant !
    — Hourra !
    Avec une respiration rauque, toute l’escouade s’ébranla. En se retournant, Nicolas vit une autre vague d’assaut qui suivait, à vingt pas en arrière, ponctuée de faces farouches, hérissée de baïonnettes. Sur le fond rose ardent du village en flammes, se profilait la ligne sinueuse des tranchées allemandes. Un travail vermiculaire habitait cette bande de terre noire et bosselée. Des crânes ronds surgissaient et disparaissaient au ras du sol. Tout en courant, Nicolas croyait même entendre des ordres criés dans une langue étrangère. Une série d’éclairs brefs et parallèles couronna le retranchement. Et, aussitôt après, le crépitement des mitrailleuses doubla la pétarade classique des fusils. Un éventail de balles giclait autour des grenadiers. Nicolas devinait vaguement la chute de ses camarades. Deux spectres tombèrent côte à

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