Le Sac et la cendre
consola bientôt de cette avanie.
Les tranchées étaient bien profilées, suffisamment profondes, avec des parapets garnis de sacs de sable et percés de meurtrières. Leurs parois étaient soutenues par des treillages de branchages et de joncs. Çà et là, s’ouvraient des abris souterrains, sortes d’excavations carrées, aux flancs étayés de poutres et de planches, et au sol recouvert de paille. Des portes volées aux maisons détruites servaient indifféremment de tables et de lits pour les officiers. L’ordonnance d’Akim avait même pu lui procurer deux chaises et un gramophone. La grande affaire était d’aménager un poêle pour faire bouillir du thé. Tout l’escadron se passionnait pour l’installation du poêle. En effet, la roulante n’arrivait qu’à la tombée de la nuit, et, dans la journée, les hussards devaient se contenter de pain et de conserves. Pour combattre le froid et l’humidité, le seul remède connu était le « phlogiston », breuvage composé d’alcool légèrement additionné d’eau.
L’existence dans les tranchées s’organisa tant bien que mal, selon l’horaire de la canonnade. Les positions allemandes étaient situées de l’autre côté de l’eau, à cinq cents pas environ des positions russes. Par un accord tacite, les duels d’artillerie ne commençaient qu’à neuf heures du matin et se terminaient à six heures du soir. Avant neuf heures du matin, les guetteurs eux-mêmes s’interdisaient de tirer sur les silhouettes qui surgissaient parfois en terrain découvert.
Après quelques jours d’inaction et de sécurité relatives, les hussards en étaient venus à la conviction que la guerre moderne était une invention de fainéants. Pourtant, dans la nuit du 23 janvier, un bataillon du 313 e régiment d’infanterie de Balachevsk traversa la Bzoura et s’élança à l’attaque du village Kamion, tenu par les Allemands. Pris sous le feu de l’ennemi, les assaillants ne purent dépasser les berges sablonneuses de la rivière et s’enterrèrent sur place, attendant des renforts ou un ordre de repli. La journée du lendemain se passa en état d’alerte. Les officiers, groupés autour de la cabine du téléphone, suivaient, heure après heure, les péripéties du combat. Arrêtés par les fils de fer barbelés, les fantassins du 313 e réclamaient un secours urgent d’artillerie et des sapeurs avec des cisailles. Ils demandaient aussi de nouveaux officiers pour les encadrer, les leurs ayant été, pour la plupart, abattus. Akim était persuadé qu’une contre-attaque allemande allait se déclencher d’une minute à l’autre. Les hommes étaient nerveux, impatients.
« Qu’est-ce qu’on attend pour donner un coup de main aux copains ? disaient-ils. On est là à regarder. Et eux se font massacrer comme des sauterelles. »
Michel ayant sollicité d’Akim l’autorisation de rejoindre les Balachevtzy s’attira une réponse sévère : « Je n’aime pas fabriquer des héros pour le plaisir ! »
Jusqu’à la venue de l’ombre, les canons gueulèrent de part et d’autre de la Bzoura, éventrant la terre, incendiant des bouquets d’arbres et des masures vides. Le téléphoniste ne transmettait que des nouvelles décourageantes : les Balachevtzy étaient à bout de résistance, désorganisés, affamés. Ils rampaient vers les lignes allemandes, mais n’osaient pas les attaquer à la baïonnette. D’ores et déjà, le bataillon était sacrifié, l’opération perdue. Michel et ses camarades se couchèrent avec le sentiment d’avoir été les complices involontaires d’une grande injustice.
Vers trois heures du matin, le maréchal des logis Stépendieff réveilla Michel en le secouant par l’épaule.
— Quoi ? Qu’est-ce que c’est ?
— Ton tour de garde, dit Stépendieff.
Michel grogna, bâilla et, autour de lui, des ombres remuèrent. L’abri sentait la terre glaise, l’herbe pourrie, la vermine. Par l’ouverture, tombait la lueur louche de la nuit.
— J’y vais, j’y vais.
Ayant bouclé son ceinturon et mis la main sur son fusil, il enjamba les corps affalés des dormeurs et se trouva debout, à l’air libre, somnolent, titubant, le visage hérissé de froid. Stépendieff le précéda dans la tranchée étroite, au fond jonché d’ordures et de débris de paille. Au premier tournant du boyau, un guetteur
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