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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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sommes-nous ?
    — À Berlin !
    — À Moscou !
    — Chez ma tante !
    — J’ai plein d’eau dans mes bottes.
    — Ça te lavera les pieds.
    — Marche ! Marche !
    Titubants, aveugles, assourdis, les hommes progressaient en se dandinant dans les tranchées. À plusieurs reprises, devant eux, dans cet intestin puant et noir qui longeait la Bzoura, de gigantesques éclairs s’abattirent.
    — Trop loin. Visent comme des cochons !
    Brusquement, une explosion blanche fendit le vide de bas en haut devant la figure même de Nicolas. Une secousse métallique emplit sa tête. Ses dents sautèrent dans sa bouche. Soulevé, jeté de côté, étouffé de terre et de vapeur, il se crut perdu. Au bout de quelques instants, il s’aperçut qu’il continuait de marcher, comme un automate, sans avoir repris conscience. Et les autres marchaient aussi. Simplement, à hauteur du point de chute, la file des hommes s’incurvait un peu sur la gauche, pour éviter un enchevêtrement de formes maculées et brûlées qui faisaient déjà partie de la boue.
     
    — Ils passent le ponton, dit Akim. Pourvu que l’artillerie allemande ne détruise pas l’ouvrage ! À côté ! À côté ! Oh ! celui-là ne les a pas manqués de beaucoup. Veux-tu les voir ?
    Michel prit les jumelles à son tour. Un univers lointain vint, d’un seul choc, se coller à ses yeux, avec sa passerelle en charpie de bois que franchissaient des caravanes de limaces besogneuses. Des fontaines d’eau et de feu jaillissaient par instants autour du ponton. Aspergées, souffletées, les limaces chancelaient, hésitaient un peu. Puis, leur ligne obstinée se remettait en mouvement. Tout ce spectacle minutieux et inoffensif aurait pu tenir dans le creux de la main.
    — Quand je pense, grommela Akim, que les socialistes russes voulaient nous faire croire à l’indifférence du peuple pour le souverain ! Dès que le danger approche, tous se regroupent autour du tsar et jurent de mourir pour lui.
    Michel ne répondit pas. De tout temps, les conceptions politiques d’Akim lui avaient paru trop sommaires pour être discutées. Akim s’imaginait volontiers que la nation entière partageait sa foi dans la valeur divine de la monarchie et se battait pour les mêmes raisons que lui. Or, ce qu’il y avait de plus admirable dans la constitution de l’armée, c’était justement la diversité des opinions, des tempéraments, des âges, des races et des cultures qui la composaient. Chacun, au sein de cette masse, était mû par des motifs distincts, mais toutes les volontés contradictoires participaient au même résultat. Si Akim s’était trouvé sur le ponton, il aurait continué d’avancer sous la mitraille par amour du tsar et de son régiment. Si Michel avait collaboré à la même opération, il aurait puisé son courage dans le dégoût de vivre. Tel autre aurait vaincu la peur par la haine, tel autre par le désir d’une récompense, tel autre encore par esprit d’imitation ou par souci d’obéissance aux ordres supérieurs. En cet instant précis, Michel était certain qu’il n’y avait pas deux hommes au 14 e  grenadiers de Géorgie qui fussent d’accord sur les mobiles de leur héroïsme. Et c’était très bien ainsi. » Akim voit la guerre en officier de carrière. Moi, en mari trompé. Nous avons beau user des mêmes jumelles, le tableau sur lequel nous les mettons au point est différent de l’un à l’autre. Et si Fédotieff ou Stépendieff nous empruntaient les jumelles, ils verraient encore autre chose. »
    — Je crois que les derniers éléments ont passé la rivière. Pertes insignifiantes, dit Akim. Tu peux garder les jumelles. Je vois presque aussi bien à l’œil nu.
    Dans le champ rond des verres, le ponton n’était plus qu’une ligne intacte, mais une nuée de corpuscules maladroits se bousculaient sur la berge. Une dernière fusée éclairante monta dans le ciel. Lorsqu’elle se fut éteinte, l’ombre enveloppa la terre, et les canons se turent, comme pour reprendre haleine avant l’assaut final.
    Derrière Michel, des hussards, réveillés par la canonnade, s’approchaient du parapet, tentaient d’apercevoir quelque chose en se hissant sur les banquettes de tir.
    — Voulez-vous ne pas vous exposer, bande d’imbéciles ! hurla Akim.
    — Croyez-vous qu’on les entendra crier :

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