Le Sac et la cendre
dressa dans la brume sa lourde silhouette bossue.
— Te v’là ! C’est pas trop tôt, bougonna-t-il. Toujours les mêmes qui font la grasse matinée.
Il descendit de sa niche en maugréant et frappa ses semelles contre le sol de boue qui rendit un son flasque.
— Ouvre l’œil, dit Stépendieff en poussant Michel vers la place vide. On attend toujours une contre-attaque. Les friandises sont là.
Et, du menton, il désignait un trou, à droite du créneau, d’où dépassaient les manches en bois des grenades.
— Fameuses grenades, dit le guetteur en s’éloignant. Faut qu’elles tombent sur la tête pour éclater.
Michel s’accouda au créneau, rentra le cou dans les épaules et regarda intensément la nuit. La canonnade s’était tue, de part et d’autre. Dans le ciel sombre et silencieux, roulaient les nuages aux longues barbes de gaze grise, déchiquetée. Le vent mordait la figure. Rien ne bougeait, et, cependant, l’oreille percevait une rumeur d’égouttement sinistre. Une fusée monta du côté allemand, s’épanouit, et, dans la lueur blafarde, surgit un paysage noir et blanc, dessiné à la plume. La rivière charriait des losanges de glace ramollie. Sur la berge opposée, un gribouillis de fils de fer barbelés harnachait les piquets plantés dans le sable. Plus loin, s’étalait une contrée plate, couleur jus de chique, avec, çà et là, des îlots de neige croûteuse, des veines de givre, de mystérieux encombrements poudrés de sel. De place en place, émergeaient le squelette calciné d’une maison, un mur borgne, une toiture qui ouvrait le bec. Une désolation épouvantable écrasait la terre. Michel avait l’impression d’être le seul homme vivant sur une planète endommagée. Le sommeil engluait ses paupières. Ses mains étaient des pierres sculptées, difficiles à soulever. Il entendit tousser, cracher, quelque part sur la gauche : le veilleur du poste voisin. Comment s’appelait-il ? Aucune importance. Comme Michel, ce camarade invisible n’était qu’un numéro, un œil, un fusil. L’essentiel était de ne pas réfléchir. Une nouvelle fusée péta dans le ciel et inonda le pays d’une clarté froide et hostile. Puis, elle descendit lentement, avec des afféteries de fleur qui se balance. Instinctivement, Michel porta ses regards vers le lieu où se tenaient les débris du bataillon russe lancé contre les tranchées allemandes. Mais il ne distinguait rien qui pût indiquer la présence des soldats dans cette étendue haillonneuse, piquée de chicots blanchâtres, crevée d’entonnoirs d’obus. Un coup de feu claqua, très loin, seul et net. Puis un autre. La fusillade crépita, s’éteignit, sans raison apparente. Des grappes de grenades éclatèrent. La terre trembla. Et les canons allemands s’éveillèrent à l’horizon. Leur objectif était l’aile gauche des positions russes, à l’extrémité est de la ligne par où avait dû s’effectuer le passage de l’infanterie. Là-bas, d’énormes coups de boutoir enfonçaient le sol. Dans le gouffre de la nuit, grelottaient soudain des arborescences de lumière violacée. La berge de la rivière s’allumait, palpitait par saccades, pulvérisée, livide. Des méduses de fumée se gonflaient au-dessus des sables. Le fracas des explosions vous entrait dans le corps par la plante des pieds. Tout le ventre en était soulevé pendant une fraction de seconde. Michel serra les dents sur une impression étrange de plaisir et de hâte. Il lui était pénible de demeurer au repos pendant que les Balachevtzy se faisaient hacher dans leurs retranchements de fortune. L’artillerie russe n’allait-elle pas riposter ? À peine avait-il formulé cette pensée, qu’un aboiement formidable ébranla l’air autour de lui. La batterie de Khmélevsk entrait en action.
— Bravo ! murmura Michel. Ainsi ! C’est très bien !… Sur leur gueule !… Sur leur gueule !…
Au-delà de la Bzoura, dans cette région lugubre, détestée, faite de suie et de neige sale, les obus russes frappaient avec précision. Côte à côte, hors de la glèbe remuée, fleurissaient des panaches de lueurs charbonneuses, des aigrettes de flammes, des plumages de vapeurs. Le village de Kamion avait des murailles sautillantes, comme des lamelles de mica. Autour des maisons, se développaient des éventails de nuées
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