Le Sac et la cendre
sombres, aux flancs prolifiques. Soudain, tel le vomissement effroyable d’un volcan, une gerbe de feu jaillit des bâtisses vers le ciel.
— Touché ! cria Michel.
Il imagina la joie des artilleurs russes. Sans doute avaient-ils visé un dépôt de munitions ? Une fournaise, rose saumon, haletait au centre de la nuit. Et le bruit croissait de minute en minute. Meuglant, miaulant, rotant, les bouches d’acier se répondaient d’un bord à l’autre de l’univers. À plusieurs reprises, Michel crut sentir le souffle lent d’un projectile qui passait au-dessus de lui. Il l’entendait fendre l’espace, descendre en vibrant, s’éloigner, et, là-bas, sur la rive opposée, éclatait un violent juron d’éclairs et de poussière.
Quelqu’un lui toucha l’épaule. Il se retourna. Akim se tenait devant lui.
— Un beau spectacle, dit Akim.
— Est-ce qu’on va les attaquer une bonne fois ?
— Pas nous.
— Et qui ?
— Je viens de chez les téléphonistes. Le 14 e grenadiers de Géorgie se prépare à donner un coup de main aux Balachevtzy. L’attaque est prévue pour cette nuit. Nous n’interviendrons qu’en cas de nécessité absolue.
— Oh ! dit Michel, envoie-moi auprès d’eux comme agent de liaison.
— Tu espères te faire tuer ?
— Tôt ou tard…
Akim le regarda fixement et fit une moue méprisante :
— La guerre est autre chose qu’un mode de suicide honorable, dit-il. D’ailleurs…
Un crissement rapide l’interrompit, et il baissa la tête. Tout près, en arrière des lignes, un obus allemand aboutit dans un fracas de tôles et de terre. Une onde fade emplit la bouche de Michel. Le paysage se déplaça devant lui. Puis, ses oreilles se débouchèrent :
— Il n’est pas tombé loin, celui-là !
Akim avait tiré ses jumelles de l’étui et, collé à la meurtrière, observait la rive adverse :
— On doit les voir à la jumelle, dit-il. Pour l’instant, ils se regroupent avant de passer la Bzoura. Ce sont des braves…
Michel soupira et ferma ses paupières lasses. Une brusque envie le prit d’être parmi ces « braves », de risquer sa peau avec eux, de mourir, vite, vite, sans personne autour de lui pour l’écouter et le plaindre. Ce n’était pas l’amour de la patrie, la haine de l’Allemand, ou le désir d’une distinction qui le poussaient à désirer le combat. Ses raisons n’étaient guère respectables. Il le savait. Et il ne pouvait pas les exposer à Akim. Depuis la trahison de Tania, le sens de la vie lui échappait. Il n’avait plus aucun motif de préparer l’avenir. Or, une existence privée d’espoir n’était pas concevable. Le plus misérable des hommes se nourrissait de prévisions : « Demain » ; « Dans quelques jours » ; « Après ceci, je ferai cela… » Le temps portait, heure après heure, le dernier des soldats du 14 e grenadiers de Géorgie. Chacun de ces inconnus comptait à son actif une fortune de convoitises et considérait la guerre comme un obstacle à la réalisation de ses vœux. Pour lui seul, la guerre n’était pas un empêchement, mais une fin en soi. Souvent, il s’était dit : « La guerre est arrivée à temps. » Qui d’autre, parmi cette armée innombrable, aurait pu, sans mentir, exprimer la même pensée ?
— Envoie-moi là-bas, dit-il encore.
Une fusée jaune éclaira le visage d’Akim, parcheminé, craquelé de rides minces, avec la moustache collée comme un morceau de bois au-dessus de la lèvre.
— Je n’en ai pas le droit, dit-il.
Le vent s’était accru. Les détonations sourdes bosselaient la terre, enflammaient le vide. Une odeur de soufre et d’étoffe pourrie arriva aux narines de Michel.
— J’ai l’impression que ça remue sur notre aile gauche, dit Akim. Sans doute sont-ce les grenadiers qui se préparent à passer…
Il tendit les jumelles à son beau-frère. Dans les verres grossissants, surgirent un coin de rivière nocturne, un ponton disloqué, fait de madriers et de planches, une berge au sable gris imbibé de neige. En retrait, sur le versant russe, un grouillement de larves déformait la ligne des tranchées.
— Oui, on dirait bien qu’ils s’agitent, murmura Michel. Qui est-ce qui les commande ?
— Je ne sais pas.
— Combien sont-ils ?
— Deux bataillons, je pense. Ils venaient d’être
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